Cours intégral sur l'Apologie de Socrate, de Platon (II)
4 Mars 2006
Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
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Cours n°2 Les accusations contre Socrate et sa défense
A l'issue du procès qui l'a condamné à mort, Socrate tient des propos de vainqueur : à l'en croire, c'est lui qui a gagné, et la Cité d'Athènes qui a perdu. Socrate affirme du reste s'être attendu à ce résultat, comme s'il avait joué un bon tour aux juges. Comment comprendre cette attitude ? Pour répondre à cette question, réexaminons le contenu de l'accusation et la défense présentée par Socrate. Pour mémoire, le texte (traduction de Victor Cousin) est consultable ici.
I/ Les accusations modernes (24b-28a) et la réfutation de Mélétos
Socrate rappelle l’acte d’accusation (24b) composé de deux chefs : la corruption de la jeunesse et l’introduction de nouveaux dieux dans la Cité. Socrate les relie par une accusation implicite, la corruption de la Cité tout entière, et les examine successivement dans un contre-interrogatoire acerbe de son principal accusateur, Mélétos.
1) La corruption de la jeunesse (24b-25c) Dans une ville comme Athènes au IVè siècle av. J.-C., soucieuse de la bonne éducation de ses futurs citoyens (dont les grands principes sont résumés ici), la corruption de la jeunesse (on dirait peut-être, aujourd'hui, le "détournement de mineurs") constitue un crime grave. Contrairement à l'idée reçue, Athènes réprouvait les relations homosexuelles (bien qu'elles n'aient pas été, semble-t-il, expicitement incriminées). Néanmoins, l'union charnelle entre un élève et son pédotribe (professeur de gymnastique, mais aussi entraîneur, diététicien etc.) étaient tolérées au titre d'une "initiation sexuelle" (le pédotribe éduque tout le corps, y compris cet aspect). Des passages entiers, chez Platon (voir notamment le Charmide et le Banquet), visent à défendre l'homosexualité, et s'appuient justement sur cette tolérance : Socrate entretient certes des relations amoureuses avec les jeunes gens les plus doués (Alcibiade, Charmide, Agathon, peut-être Platon lui-même) ; mais dans l'esprit de l'acte d'accusation, la "corruption de la jeunesse" affecte d'abord l'âme, et non le corps.
Si Mélétos accuse Socrate de corrompre la jeunesse, alors il sait qui rend les jeunes gens mauvais ; donc, raisonne Socrate, si Mélétos sait qui rend les jeunes gens mauvais, il doit aussi savoir qui les rend meilleurs (24d) ; qu’il désigne, alors, demande Socrate, celui qui rend les jeunes gens meilleurs. Mélétos, embarrassé par ce raisonnement a contrario, répond par une esquive : "les lois" (24e).
Socrate, raffermi par cette première réponse, poursuit son argument : oui, bon, d’accord, mais qui connaît bien les lois ? Mélétos fait alors preuve d’à-propos et il répond : les juges d'Athènes ici rassemblés pour se prononcer sur la culpabilité de l'accusé.
Brutal retournement de situation ! Socrate se trouve soudain empêtré dans une position fort désagréable : à lancer l'affrontement sur ce terrain, il se contraint à montrer que les juges ne sont pas aptes à améliorer les jeunes gens - ce qui risque fort d'irriter les magistrats ! Dans un sens, Socrate n'a plus le choix : il pousse effectivement l'argument jusqu'à son terme et s'exclame ironiquement : "Par Héra, tu nous a trouvé un grand nombre de bons précepteurs" (24e ; dans les dialogues platoniciens, le juron "par Héra" dans la bouche de Socrate marque souvent l'antiphrase) sous-entendu : parmi les juges ici assemblés, certains n'améliorent pas la jeunesse. Pour atténuer cependant la violence de cet argument, Socrate étend la portée du propos : et le public ? et les sénateurs ? et les simples citoyens ? Tous, confirme Mélétos, rendent les jeunes gens meilleurs (25a). Ce passage entre en résonance avec le Ménon (92e), où Anytos (autre accusateur de Socrate dans l'Apologie) déclare que n’importe quel citoyen d’Athènes améliore la jeunesse.
A ce stade, Socrate a beau jeu d'accuser Mélétos d'invraisemblance : à l'en croire, tous les citoyens d'Athènes rendraient les jeunes gens meilleurs, et Socrate seul les rendrait pires ; mais évidemment, tel n'est pas le cas. Par analogie avec les dresseurs de chevaux, Socrate montre que les bons éducateurs sont l'exception et non le cas général ; il conclut que Mélétos, contrairement à ce qu'il prétend, ne s'est jamais préoccupé de l'éducation (25b-c).
2) La corruption de la Cité (25c-26a)
Ce chef ne figure pas littéralement dans l’acte d’accusation, mais Socrate l’introduit dans un double but : d’abord, pour élargir l'argument précédent et montrer que personne n'a jamais intérêt à corrompre quiconque (il n'est donc pas dans l’intérêt de Socrate de corrompre les jeunes) ; ensuite, pour ouvrir vers la question de l’impiété (que Socrate redéfinira comme la corruption de la Cité entière par l'introduction de nouveaux dieux).
Socrate entame cet examen par une définition comportementale des méchantes gens par opposition aux gens de bien : on reconnaît facilement les uns des autres puisque les premiers causent du tort à leurs proches, alors que les seconds procurent du bien à leurs proches (25c). Cette définition, opératoire, paraît conforme à l'expérience commune. Ceci posé, Socrate pose deux questions à son accusateur : existe-t-il des personnes qui préfèrent recevoir du mal que du bien ? Evidemment non, répond Mélétos. Par ailleurs, Mélétos accuse-t-il Socrate de corrompre la jeunesse à dessein ou sans le vouloir ? Conforme à son accusation, Mélétos répond : "à dessein" (25d).
Par ces deux réponses, Mélétos se précipite dans une contradiction insoluble. Il paraît en effet évident qu'on ne peut corrompre qu'une personne avec qui l'on se trouve en relations, c'est-à-dire un "proche" ; or, à le corrompre, on le rend moins bon, donc plus méchant ; dans ce cas, une personne qui en corrompt une autre travaille contre son propre intérêt puisque le proche corrompu lui causera ultérieurement du tort (conformément à la définition des méchantes gens).
Socrate accule alors Mélétos : on ne peut affirmer à la fois que Socrate corrompt la jeunesse et qu'il la corrompt intentionnellement, puisqu'une telle corruption entraîne des maux désagréable et que, de l'aveu même de Mélétos, nul ne préfère recevoir du mal que du bien. En somme, soit on prétend que Socrate corrompt la jeunesse, et dans ce cas on devra admettre qu'il agit en quelque sorte par mégarde (et, les actions involontaires n'entrant pas dans les compétences du tribunal, il faudra relaxer Socrate) ; soit on prétend que Socrate agit à dessein, et dans ce cas il faudra admettre qu'il ne corrompt pas la jeunesse (autrement dit, qu'il est innocent sous ce chef d'accusation).
Cette démonstration (25e-26a) non seulement disculpe Socrate du premier chef d'accusation de manière un peu plus vraisemblable (et beaucoup plus convenable à l'égard des juges) que l'analogie avec les dresseurs de chevaux, mais encore prépare la défense face au second chef d'accusation.
3) L’introduction de nouveaux dieux dans la Cité (26b-28a)
L’acte d’accusation prétend que Socrate ne reconnaît pas les dieux de la Cité et introduit des divinités nouvelles. Socrate demande à Mélétos d’éclaircir son propos : l'accuse-t-on de prêcher l'existence de divinités différentes de celles adorées à Athènes, ou bien d'affirmer que les dieux n'existent pas (26c) ? En un mot, l'accuse-t-on d'hérésie ou d'athéisme ?
La fougue de Mélétos le pousse à s'emporter : "par Zeus, Athéniens, il [Socrate] dit que le soleil est une pierre, et la lune une terre". Double erreur : non seulement Socrate a beau jeu de prendre les juges à témoin que Mélétos le confond avec Anaxagore en lui attribuant faussement ses thèses (26d) mais encore on ne comprend plus du tout comment un athée peut introduire de "nouveaux dieux" dans la Cité, puisqu'il est athée. Socrate prend un malin plaisir à souligner l'embarras de Mélétos par sa formule cruelle "tu dis là des choses incroyables" (26e), avant de se complaire à montrer qu'on ne peut être athée tout en révérant des dieux (27a-28a).
II/ Pourquoi condamner Socrate ?
Malgré la première réfutation, d'apparence assez maladroite puisqu'elle met les juges en cause, la défense de Socrate paraît efficace. Elle insiste sur l'invraisemblance des chefs d'accusation, lesquels semblent en effet un peu factices ou, en tous cas, très flous. L'impiété qu'on lui reproche relève du délit d'opinion et Socrate a beau jeu de marteler : "j'admets quelque chose sur les démons" (27c). Qui pourra jamais prouver le contraire ? Par ailleurs, la comparaison avec Anaxagore met l'accusation en grande difficulté : dans la mesure où n'importe qui peut, pour une obole, entendre librement les thèses athées d'Anaxagore, pourquoi incrimine-t-on le prétendu athéisme de Socrate ?
Quant à la corruption de la jeunesse, Socrate finira par désigner les jeunes gens qui le suivent (33d-34b) et à demander si un seul d'entre eux, ou de leurs parents, veut soutenir l'accusation portée contre lui. De facto, nul ne bouge, et Socrate insiste : pourquoi l'accusation n'a-t-elle pas cité ces jeunes gens et leurs parents comme témoins ? N'est-il pas extrêmement curieux que, parmi les supposées victimes de Socrate, aucune ne s'élève contre lui ?
A ce stade, une question mérite d'être posée : comment une action par écrit (graphê), dont nous avons déjà souligné le caractère très grave (voir cours n°1), a-t-elle pu être introduite à partir d'accusations si floues et de preuves si minces, par des gens qui n'avaient pas "pâti" directement des agissements de Socrate ? A plus forte raison, pourquoi ce procès de pacotille s'achève-t-il par la condamnation à mort de Socrate ?
On ne comprend plus du tout le sens de ce procès. Socrate, cependant, l'explique dans le début du texte : il est victime de calomnies anciennes qui prédisposent les juges contre lui. A en croire Socrate, ces calomnies sont ses réels accusateurs, et c'est contre elles qu'il doit d'abord se défendre : "j'ai beaucoup d'accusateurs auprès de vous, et depuis bien des années [...], que [...] je crains plus qu'Anytos" déclare Socrate (18b) ; et pour cause : il lui sera très difficile de se défendre contre des absents (18d). Voilà sans doute pourquoi Socrate ne se faisait aucune illusion sur l'issue de son procès (d'où la phrase qui ouvre son second discours).
Si effectivement ces calomnies sont la cause de la condamnation de Socrate, il convient de les examiner à leur tour.
III/ Les accusations anciennes
Comprendre les accusations anciennes portées contre Socrate exige de connaître dans quel climat intellectuel il s'inscrit.
En effet, on lui reproche de mener des recherches inconvenantes sur ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, et de savoir faire une bonne cause d'une mauvaise. Ces accusations viennent principalement d'Aristophane, qui met Socrate en scène dans sa comédie Les Nuées. Ces accusations se rattachent à deux mouvements philosophiques présocratiques.
Le premier, l'école ionienne, fondatrice des sciences de la nature (notamment de l'astronomie et de la géométrie plane), tenta d'expliquer le fonctionnement du cosmos de manière rationnelle, sans recours au mythe. Sous l'égide de Thalès (à gauche), cette école compta notamment parmis ses plus illustres auteurs le même Anaxagore auquel Mélétos assimile Socrate. La philosophes ioniens tentaient de parvenir à la vérité sur le cosmos. Socrate, pour sa part, se défend vigoureusement d'avoir jamais mené de telles recherches : il interpelle directement ses juges à ce sujet, et les prend à témoin qu'il n'a jamais tenu le moindre discours sur ces questions (19c).
Le second mouvement auquel Socrate se trouve assimilé est celui des sophistes, auxquels Socrate fait expressément référence (19c). Ces sophistes, avocats (comme Gorgias de Léontium, à droite), grammairiens ou encore linguistes, se prétendaient capables de convaincre n'importe quelle assemblée de n'importe quelle cause. Spécialistes de la rhétorique, ils parcouraient la Grèce de ville en ville, prodiguant leur enseignement des techniques du discours contre monnaie sonnante et trébuchante. La diversité des moeurs et des croyances, dont ils se firent les observateurs rigoureux, les conduisit assez rapidement à nier l'existence d'une vérité universelle. Là encore, Socrate se défend vigoureusement contre tout amalgame avec les sophistes : non seulement il n'a pas cette habileté (20c) à faire une bonne cause d'une mauvaise, mais encore il ne fait pas payer les entretiens qu'il peut avoir avec les autres (33b).
On comprend assez mal comment on peut associer Socrate à la fois aux ioniens et aux sophistes. Tout paraît opposer ces deux écoles : les premiers croient à l'existence de la vérité, pas les seconds ; les uns sont des scientifiques, les autres des littéraires ; les premiers cherchent à comprendre le cosmos, les seconds à manipuler les assemblées. Pourtant, certains Athéniens (notamment Anytos) rejetaient les uns autant que les autres au motif respectif de leur athéisme et de leur caractère corrupteur (lire par exemple la fanatique profession de foi anti-sophiste d'Anytos rapportée par Platon dans le Ménon, 91c-92c).
Par ailleurs, la confusion s'explique par le contenu des dialogues entre Socrate et d'illustres Athéniens (voir par exemple le Lachès) : tout comme les sophistes, Socrate s'intéresse aux questions morales et ne s'occupe pas du tout des questions astronomiques ; mais tout comme les ioniens, et à la différence des sophistes, Socrate croit qu'il existe une vérité (sans quoi on ne le verrait pas si acharné, dans ces dialogues, à fustiger l'erreur de ses interlocuteurs). Socrate, dans un sens, accomplit donc une synthèse entre le mouvement scientifique des ioniens et les soucis moraux des sophistes ; mais dans un autre sens, il se distingue radicalement des uns et des autres, en particulier parce qu'il ne présente aucune doctrine positive.
Ce point occupe le coeur même de la défense de Socrate et il paraît absolument indispensable qu'il le prouve en toute rigueur : en effet, si Socrate n'enseigne aucune doctrine, alors toutes les accusations portées contre lui tombent. On ne peut plus lui reprocher d'enseigner la science et l'athéisme, pas plus qu'on ne peut l'inquiéter au motif qu'il corrromprait la jeunesse avec son enseignement.
Socrate a conscience de la dimension capitale de cet argument dans sa défense. Il insiste à ce sujet : on pourrait se demander pourquoi quelqu'un qui ne possède aucune doctrine positive se trouve inculpé pour corruption de la jeunesse et pour athéisme (20c). Dans un sens, le fait même qu'on se sente obligé de l'accuser laisse entendre que Socrate dispense une doctrine positive.
Aussi Socrate doit-il s'en défendre, et expliquer par un autre biais la vindicte des Athéniens contre lui : non sans emphase, il appelle le témoignage du "dieu de Delphes" (c'est-à-dire Apollon, 20e) avant d'expliquer sa conduite dans les pages 21a-24a, qu'il convient de relire avant de poursuivre le cours.