Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
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Sujet de dissertation philosophique proposé aux élèves de section S en DM le 24 février 2006
Cette question exigeait une étude minutieuse des termes avant toute tentative d'élaboration du plan.
1. Détermination du problème
1.1. Définitions
Le vivant peut se définir de trois manières. La pensée classique définit comme vivant tout être animé d’un principe de croissance interne (ainsi un arbre pousse-t-il par ses propres forces). Une définition plus contemporaine décide qu’est vivant tout être capable de reproduction et de respiration (cette fonction englobant toutes les relations chimiques avec l’environnement, y compris la digestion). Enfin, plus pragmatiquement, on considère généralement que le vivant regroupe les règnes végétaux, animaux et humains.
Le "respect", quant à lui, constitue une notion beaucoup plus floue. Les copies, je l’ai découvert avec quelque étonnement, n’entendent plus « respect » dans son acception stricte, mais presque toujours dans un sens détourné, et affaibli. Le respect désigne d'abord le sentiment de déférence ressenti par le subordonné pour son supérieur, et manifesté par sa soumission à l’autorité. L’antonyme du « respect » est ici la révolte, ou l'insubordination.
Dans une conception beaucoup plus large (venue de la pensée kantienne), le respect désigne le sentiment par lequel une personne reconnaît un autre être humain comme une fin et non comme un moyen. Il s’agit ici, au-delà des divergences d’opinions, d’une reconnaissance de la dignité humaine chez autrui. Le respect se rapproche ici de la non-discrimination. Il s’oppose au mépris et à l’irrespect. Proche de cette acception, « le respect » peut également désigner l’affirmation d’une égalité en droits entre concitoyens (le respect de la présomption d’innocence, par exemple). Ces deux acceptions larges correspondent au sens contemporain qu’on donne de préférence à ce mot - et on retrouve quelque peu, dans ce sens proche, le sens strict puisqu'on parle de "respect de la loi" au sens d'obéissance à la loi.
Enfin, dans le sens élargi – employé par exemple dans l’expression « respect de l’environnement » – le mot désigne une obligation morale (et parfois légale) de protéger un bien extérieur. Il s’oppose à la destruction ou à l’imprudence.
On le constate sans peine : la dernière définition du mot opère un renversement complet par rapport à la définition première – d’où une inévitable ambiguïté sur cette notion.
Du reste, il convient de tenir compte de la dimension très contestable de cette notion dans chacune de ses acceptions. Au sens strict, le respect se présente comme une valorisation contestable de la servilité. Au sens élargi, entendu comme acte singulier de reconnaissance, il laisse entendre que cet acte constitue un effort inhabituel, voire exceptionnel : on ne respecterait autrui qu’à l’issue d’une sorte de dénaturation, ou d’une violence faite à soi-même (fût-elle seulement mentale). Le fait même, du reste, d’accorder son respect à autrui malgré une divergence d’opinions dévalue, précisément, l’opinion d’autrui, comme si elle n’avait qu’une importance secondaire. Dans le sens élargi enfin, cette protection présuppose la faiblesse de l’objet extérieur.
Le flou regrettable de cette notion interroge durement le sens de la question (ainsi que les litanies débitées aux ados où l’on ne cesse de vanter « le respect » sans jamais le définir). Comment faut-il l’entendre ? « Doit-on obéir au vivant ? » « Faut-il protéger le vivant ? » « Devons-nous reconnaître des droits au vivant en général ? »
1.2. Forme de la question
"Doit-on ... ?" : "on", entendu au sens le plus large, désigne l'humanité entière. La question du devoir, par ailleurs, porte bien sur ce qu'il serait souhaitable de faire ou d'accomplir. Dans un sens plus fort, elle va même jusqu'à demander si nous avons une obligation positive envers le vivant en général.
1.3. Relations entre les termes
A ce stade, on voit que la question autorisait deux dissertations fondées sur deux lectures assez différentes du sujet.
Première possibilité (A) : le "devoir" relève de la morale ou du droit, domaines destinés à régler les rapports entre humains ; peut-on imaginer alors un "devoir" envers un objet littéralement inhumain, fût-il fragile ? L'humanité a-t-elle au nombre de ses devoirs moraux celui de protéger la biosphère ?
Deuxième possibilité (B) : si l'on entend le respect au sens kantien, devons-nous reconnaître une forme d'égalité entre le vivant et les humains, au motif que les vivants seraient des fins et non des moyens ?
2. Réponse spontanée et réponse paradoxale justifiées
Dissertation A : la réponse spontanée constate que la loi peut nous obliger à protéger certains êtres vivants. Dans la mesure où elle nous oblige à des devoirs envers eux, il s'ensuit que ces vivants jouissent de droits dont ils peuvent se prémunir contre nous. Au contraire, la réponse paradoxale consiste à indiquer qu'en toute rigueur, nul être sinon un humain, personne juridique, ne peut jouir de droits.
Dissertation B : il existe assurément une parenté entre l'humanité et les autres vivants, que nous pouvons dès lors considérer dans un rapport de respect. A rebours, la réponse paradoxale réplique que, de facto, nous ne traitons pas les animaux et les plantes comme des fins, mais bien comme des moyens.
3. Argumentation de la thèse et de l'antithèse
Dissertation A. 3.1. Thèse : la loi peut nous contraindre à respecter les vivants
La loi proscrit certains actes de dégradation ou de destruction d'objets inanimés. Elle protège certaines régions (les parcs naturels régionaux, par exemple, à droite, l'edelweiss visible dans le massif de la Vanoise, photographiée par Guy Allain) ou certaines espèces (à gauche, le dragon de Komodo, en Indonésie, photo de TV5).
Du reste, la reconnaissance, à l'article 3 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948), d'un "droit à la vie", semble consacrer une valeur à la personne humaine dès lors qu'elle est vivante, et quand bien même elle n'aurait aucune autre qualité. Aussi, pourquoi ne pas accorder un droit général de vivre à tous les vivants ? Dans une telle perspective, le droit des humains apparaîtrait comme une section particulière du droit général des êtres vivants - tout comme l'humain n'est qu'un animal, une espèce vivante, parmi d'autres.
Nous avons sans doute des motifs de protéger les espèces qui nous fournissent notre alimentation ; mais au-delà, tous les animaux, et peut-être même les végétaux, par leur aptitude à la souffrance, méritent une protection juridique qui excède notre seul intérêt bien compris. L'article 521-1 du Code pénal consacre ce principe et réprime les sévices exercés sur les animaux de deux ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende.
Dissertation A. 3.2. Antithèse : un "droit des vivants" n'a aucun sens rigoureux
Admettons un instant des droits aux vivants. Supposons qu'un individu quelconque viole le droit des fourmis, par exemple. Qui donc portera plainte ? Peut-on estimer une fourmi capable d'ester en justice ? et un ajonc ? On sait qu'à Athènes et au Moyen Age, il arrivait qu'on intentât des procès aux animaux (notamment les insectes nuisibles) et qu'une telle procédure eut encore lieu, en France, en 1735 (une sombre histoire d'ânesse qui avait mordu sa cavalière). Soyons sérieux : l'esprit juridique contemporain ne reconnaît déjà pas la capacité juridique à tous les humains (les enfants sont incapables, ainsi que certains majeurs comme les déments) : ce n'est pas pour l'accorder aux animaux !
En réalité, lorsque la loi prescrit aux citoyens des devoirs envers les plantes et les animaux, elle ne leur reconnaît pas pour autant des droits : tout au plus reconnaît-elle à l'ensemble des humains le droit de vivre dans un environnement sain. Les prétendus "droits des animaux" sont en réalité des droits d'autrui à connaître et à jouir des animaux - en particulier, des droits qu'Albert Jacquard reconnaît aux "générations futures".
Du reste, de tels droits, surtout fondés sur un "droit à la vie", s'avèrerait rigoureusement inapplicable. Le vivant se présente comme le règne de la destruction mutuelle, des prédations, des parasitismes, des affrontements, non seulement entre espèces, mais au sein même de chaque espèce. Comment départager les rats et les blés ? Les loups et les chèvres ? Un droit des vivants constituerait un élargissement illégitime - et ridicule - de garanties spécifiquement humaines.
Dissertation B. 3.1. Thèse : l'humain est un vivant parmi d'autres
Darwin nous enseigne qu'entre les animaux et les humains existe une profonde parenté. La théorie de l'évolution permet de raccorder tous les vivants en un seul arbre généalogique gigantesque dont nous ne sommes qu'une des brindilles. Proches cousins les uns des autres, nous ressentons face aux vivants une similitude de condition. Nous pouvons nous adresser à un chien, par exemple, sans craindre de passer pour fous auprès de nos contemporains ; mais parlerions-nous à un strapontin dans le métro ?
Aristote lui-même ne définit-il pas l'humain comme "animal qui parle" ? Aussi devrions-nous accorder notre respect à tous les vivants. Nous ne pouvons plus, avec Descartes, prétendre que les animaux sont de simples machines réduites à une série de réflexes stéréotypés : notre empathie avec eux empêcherait même peut-être la plupart d'entre nous de les tuer à mains nues. Les Bishnois du Rajasthan appliquent ainsi une règle de non-violence totale envers tous les vivants (merci à Isis pour cette excellente référence).
Une analyse vitaliste, enfin, à la manière de Bergson, justifierait cette inclusion de l'humain au sein du vivant. Tous les vivants partageraient un principe vital caractéristique qui les rendraient, sinon égaux en dignité, du moins similaires. Sur ce point, il serait possible de fonder une "bioéthique" stricto sensu.
Dissertation B. 3.2. Antithèse : nous ne traitons pas les autres espèces avec respect
Au sens kantien, le respect désigne le fait de refuser de traiter autrui comme un moyen et non comme une fin. Telle est la différence, fondamentale, entre les objets et les personnes. Je pusi user d'un objet comme bon me semble, car il n'est pour moi qu'un moyen d'agir ; alors qu'au contraire, je ne puis user d'autrui comme d'un objet - autrement dit, comme d'un esclave. Ce refus constitue le respect.
Le fait est que, vu cette définition, nous ne respectons nullement les autres espèces vivantes. Que nous les cultivions pour notre nourriture (légumes, fruits, bétail), que nous les dressions pour notre plaisir (animaux domestiques) ou pour nous aider dans notre travail (animaux de bât), que nous les exterminions lorsqu'elles nous gênent (insectes "nuisibles", rongeurs porteurs de maladies...), nous traitons toujours les espèces vivantes comme des moyens, et jamais comme des fins. Du reste, l'anthropomorphisme à l'égard de certains animaux (chiens vêtus de manteaux, programmes télévisés pour chats etc.) verse souvent dans le ridicule, et parfois atteint l'odieux. Auprès de la rombière qui gâte son bichon, il faut placer Hitler pleurant sa chienne.
Pouvons-nous d'ailleurs jamais considérer l'ensemble des espèces vivantes comme des fins et non comme des moyens ? Quand bien même l'on aimerait son animal de compagnie plus que tout autre être au monde, pourrait-on aimer de même - et placer au rang de fins - tous les représentants de toutes les espèces vivantes ? N'est-il pas, tout au contraire, parfaitement légitime d'utiliser les plantes et les animaux comme des ressources naturelles dont il nous appartient, selon le mot de Descartes, de nous rendre "comme maîtres et possesseurs" ?
4. La synthèse
Selon que l'on choisit l'une ou l'autre dissertation, diverses pistes s'ouvrent en III. Néanmoins, l'une me semble valide pour l'une et l'autre dissertation (sous réserve de "l'adapter"). Elle consiste à questionner précisément le sens que peut bien avoir l'expression "respect du vivant".
S'il s'agit en effet de le respecter moralement, alors à vrai dire, nous ne nous trouvons pas engagés à grand-chose. Respecter autrui exige de nous, au moins, un minimum de tolérance envers ses opinions, ses idées, ses goûts, ses comportements, même s'ils nous paraissent ridicules ou répugnants ; mais que "tolérerons"-nous chez un vivant ? Un lion est un lion. Sa voracité ne mérite ni la tolérance ni l'intolérance : qu'y peut-il ? Si en revanche on entend par "respect du vivant" une protection active, alors ne conviendra-t-il pas mieux de parler directement de "protection" du vivant ?
Pourtant, une telle protection paraît en elle-même discutable. Elle présuppose en effet une faiblesse handicapante qu'il nous appartiendrait de ménager, voire de corriger ; mais ne peut-on pas renverser exactement l'analyse ?
Faible, le vivant ? Curieuse évaluation. Certes, du fait de l'activité humaine, certaines espèces disparaissent définitivement (à droite, le dodo) ; mais Darwin qualifie cette sélection de "naturelle". L'extinction d'espèces entières constitue le mode normal d'évolution du vivant. Du reste, vouloir protéger les espèces vivantes de l'humain peut, à de nombreux égards, apparaître comme un complet paradoxe : d'abord parce que l'humain reste entièrement soumis aux processus vitaux qui l'animent (il a faim, il a sommeil, il a froid) ; ensuite, parce que, s'il a réussi à se prémunir contre la plupart des animaux supérieurs, il reste encore singluièrement démuni face à certaines espèces vivantes comme les bactéries ; enfin, et dans une analyse un peu différente, parce qu'il existe une forme d'hypocrisie à protéger ce qu'on a mis une telle application - voire dans certains cas une telle hargne - à détruire. Le vivant n'a nul besoin d'être protégé de l'humain par l'humain lui-même : non seulement il lui survivra, mais encore on ne souhaiterait peut-être pas la "protection" des humains même à son pire ennemi.