I. Usages persuasifs et scientifiques du langage
1) Le langage permet un usage trompeur
Cette révolte de Socrate est rapportée dans un dialogue de son meilleur élève, Platon. Le maître est aux prises avec un célèbre sophiste, Gorgias.
SOCRATE : Eh bien donc, puisque tu prétends être savant dans l’art de la rhétorique et capable de former des orateurs, dis-moi quel est l’objet particulier de la rhétorique. […]
GORGIAS : C’est celle qui est réellement le bien suprême, Socrate, qui fait que les hommes sont libres eux-mêmes et en même temps qu’ils commandent aux autres dans leurs cités respectives. […] Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens. […]
SOCRATE : À présent, Gorgias, il me paraît que tu as montré d’aussi près que possible […] que la rhétorique est l’ouvrière de la persuasion [mais] il est évident que savoir et croire ne sont pas la même chose [et] cependant ceux qui croient sont persuadés aussi bien que ceux qui savent. […] De ces deux persuasions, quelle est celle que la rhétorique opère dans les tribunaux et autres assemblées relativement au juste et à l’injuste ? Est-ce celle d’où naît la croyance sans la science ou celle qui engendre la science ?
GORGIAS : Il est bien évident, Socrate, que c’est celle d’où naît la croyance.
SOCRATE : La rhétorique est donc, à ce qu’il paraît, l’ouvrière de la persuasion qui fait croire, non celle qui fait savoir relativement au juste et à l’injuste ?
GORGIAS : Oui. […] Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, l’escrime, avec des armes véritables, […] ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. […] On doit porter le même jugement sur la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice, comme de tout autre genre de combat.
Platon, Gorgias, 449d-457c.
Le texte de Platon définit la rhétorique en trois mouvements : d'abord il décrit sa puissance, puis la manière sournoise dont elle opère, avant de montrer la nécessité d'en user avec discrétion.
L'efficacité de la rhétorique ne fait aucun doute. Deux exemples le montreront. En 1432, après avoir servi auprès de Jeanne d'Arc, Gilles de Rais, jeune maréchal couvert de gloire, se retire dans son château de Tiffauges (cliquez sur l'image). Il consacre alors sa vie à entretenir le souvenir de la Pucelle, brûlée en 1431, par des fêtes somptueuses. Il s'endette, démembre ses terres, les vend. Dès 1434, de sinistres rumeurs courent sur lui : des enfants disparaissent dans la région, et nul ne les retrouve jamais. Le seigneur de Tiffauges écope même du surnom de « Barbe-Bleue ». Il faut pourtant six ans avant qu'une enquête sérieuse soit lancée. En août 1440, le duc de Bretagne se décide à déloger Gilles de Rais de Tiffauges. Les soldats prennent le château d'assaut et découvrent, dans les oubliettes, les restes mutilés et méconnaissables de plus de deux cents enfants. Inculpé, Gilles de Rais avoue les avoir sacrifiés à des démons lors de cérémonies alchimiques en vue de changer le plomb en or. Le maréchal déchu assiste cependant à son propre procès avec beaucoup de recul : il paraît même absent, comme si tout cela ne le concernait guère. Au dernier jour d'audience, les débats terminés, le juge demande à Rais s'il a quelque chose à ajouter. L'accusé s'anime, se tourne vers les familles des victimes assemblées dans le prétoire. Un silence de mort tombe sur le tribunal. Alors, contre toute attente, l'inculpé reconnaît l'atrocité de ses crimes, puis exprime sa terreur de l'enfer et son désir de rédemption. Pour finir, il demande à l'assistance de prier pour lui... et d'un seul mouvement, les familles s'agenouillent et entonnent l'Ave Maria pour le salut de Gilles de Rais.
La rhétorique s'appuie volontiers sur les sentiments d'horreur et de compassion ; mais elle recourt aussi, dans des cas plus troublant encore, à une simple présentation tronquée. Une expérience de psychologie a ainsi été menée sur deux groupes de médecins. On demandait à des praticiens, tous docteurs en médecine (donc a priori des gens intelligents et rationnels), quelle serait leur ligne de conduite dans l'hypothèse suivante : une épidémie mortelle se répand ; contre cette maladie, on dispose de deux médicaments, l'un connu et efficace dans 50% des cas, l'autre nouveau et non encore testé en clinique. Ce nouveau médicament est incertain : il sera peut-être efficace à 80%, mais peut-être aussi seulement à 20%. On présente alors les choses de la sorte au premier groupe de médecins : « Avec l'ancien médicament, vous êtes sûrs de sauver 50 malades sur 100, tandis qu'avec le nouveau, vous risquez 80% de pertes. » Au second groupe, on déclare : « Avec l'ancien médicament, vous êtes sûrs que 50 patients sur 100 mourront, tandis qu'avec le nouveau, vous avez une chance de réduire la mortalité à 20%. » Face à cette situation dont les données sont strictement identiques, mais présentées de manières différentes, le premier groupe de médecins prescrit majoritairement l'ancien médicament, tandis que le second prescrit de préférence le nouveau (protocole rapporté par Beauvois et Joule, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, dont un bon résumé se trouve ici).
Platon insiste sur la puissance manipulatoire du langage et, en même temps, il soulève un problème qui met Gorgias en difficulté : s'il existe un « bon » et un « mauvais » usage de la rhétorique, il faut concéder qu'au-dessus de la rhétorique trône une autre puissance (la morale) apte à condamner le rhéteur indélicat. Gorgias aura beaucoup de mal, par la suite, à maintenir que le bien n'est qu'une question de point de vue.
Un raisonnement similaire vaut pour le mensonge : le menteur n'obtient d'avantage sur ses interlocuteurs que dans la mesure où il utilise des mots et des structures grammaticales reconnues et comprises par les autres : mais alors, tout recours au langage, même mensonger, faussé ou erroné, renouvelle une sorte d'accord tacite sur le langage.
Suite du cours : chaque énoncé renouvelle l'accord sur le langage.