Le développement technique peut-il être un facteur d'esclavage - 2
23 Avril 2006
Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
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Il était d’abord très facile d’argumenter une thèse tendant à montrer que tout progrès technique (y compris les savoir-faire), parce qu’il augmente la productivité et restreint le labeur le plus dur, accroît en principe non seulement les revenus, mais les droits des travailleurs : ainsi les droits sociaux arrachés par le « front populaire » avaient-ils été rendus possible par l’industrialisation progressive. Libérant d’ailleurs les ouvriers des tâches manuelles les plus ingrates, le progrès technique induit une intellectualisation du travail, laquelle requiert un meilleur système scolaire, une meilleure protection sociale, et globalement une moralisation de la société, plus au fait de ses droits. On pouvait, à l’appui de cette thèse, citer les penseurs classiques du libéralisme comme Smith ou Montesquieu, mais aussi Hume ou Kant.
Plus subtile, l’antithèse pouvait pourtant s’argumenter en montrant que l’immixtion de l’outil technologique entre employeur et employé les rend étrangers l’un à l’autre. L’éloignement toujours accru entre donneur d’ordre et exécutant produit une indifférence réciproque pernicieuse : l’exécutant perd tout respect pour le donneur d’ordre, et le donneur d’ordre n’a cure du sort de l’exécutant – surtout quand la délocalisation interpose des frontières politiques entre eux. Il convient aussi de signaler le risque de prendre l'habitude de voir une machine sans revendications salariales ni politiques effectuer réellement un travail, et de finir par considérer comme normal que le travail s'effectue sans qu'on lui accorde en retour la moindre gratification. C’est bien ici à une dépréciation globale du droit que conduit la dislocation du lien social au travers de l’aliénation dénoncée par Marx. Des esclaves réels, au sens littéral, travaillent là-bas, à distance, à l’horizon. Nos ouvriers ici même seront demain à leur image, si nous ne les défendons pas, eux, aujourd’hui. Des philosophes de la condition ouvrière, comme Simone Weil ou Hannah Arendt (que j’ai eu le plaisir de croiser dans une copie), pouvaient ici servir d’auxiliaires précieux.
Plusieurs synthèses s’ouvraient alors. On pouvait par exemple signaler que d’autres techniques parent aux excès de la seule industrialisation et que les technologies de l’information rendent aujourd’hui « immédiatement sensibles dans le monde entier les atteintes au droit commises dans n’importe quel point du globe », comme l’écrivait déjà Kant (Vers la paix perpétuelle). Ou pouvait aussi imaginer, dans un esprit proche mais différent, que la justice internationale, seule propre à développer les droits selon un progrès harmonieux, constitue elle aussi une « technique » (juridique) à part entière. On pouvait encore ressaisir magistralement le sujet en rappelant que la technique, tout comme l’esclavage, se présente comme un rapport de pouvoir. Il cherche, en l’occurrence, à dominer la nature : aussi suffit-il d’appliquer la technique à la part animale de l’humain pour le rendre, stricto sensu, esclave.