Faut-il vaincre ses désirs plutôt que l'ordre du monde ?
6 Janvier 2007
Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
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Sujet de dissertation philosophique proposé aux élèves de section S en devoir maison le 22 décembre 2006.
1. Détermination du problème
1.1. Définitions
Le désir s’entend comme « tendance spontanée et consciente vers une fin connue ou imaginée ».
L’ordre du monde désigne l’ensemble des lois de la nature dans la mesure où elles expliquent que certaines séries d’événements arrivent, tandis que d’autres n’arrivent pas.
1.2. Forme de la question
« Faut-il » ? Il ne s’agissait pas tellement ici de déterminer si l’ordre du monde peut être vaincu, ou si nos désirs sont invincibles, mais de décider entre deux options selon ce qui paraît raisonnable et recommandable.
On ne demande pas aux candidats de signaler que la question réfère explicitement à Descartes (« Ma troisième maxime était de […] changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde », Discours de la méthode, III) ; mais, employée à bon escient, une telle érudition peut favorablement influencer le correcteur.
1.3. Relations entre les termes
« Vaincre » oblige à une lecture sévère de la question. C’est l’un, ou l’autre. Le sujet est formulé comme s’il existait un affrontement inéluctable entre nos désirs et l’ordre du monde : comme si nulle concorde et nulle trêve n’était envisageable.
Lorsque de tels présupposés existent dans une question philosophique, et que vous pouvez habilement les dégager, votre plan est presque établi d’entrée : en I et II vous examinez l’affrontement (par exemple, I : il faut vaincre ses désirs plutôt que l’ordre du monde ; II : il faut vaincre l’ordre du monde plutôt que ses désirs), et en III vous examinez le bien-fondé du présupposé (ne peut-il pas exister des cas dans lesquels les désirs et l’ordre du monde s’accordent ?).
Attention : même si la question semble opposer deux termes très inégaux (nos désirs d’un côté, le monde tout immense de l’autre), il n’était pas légitime de la réduire à un talk-show sur le thème « Pour ou contre le désir ? » La question n’est pas là du tout.
2. Réponse spontanée et réponse paradoxale justifiées
D’entrée, la lutte paraît inégale. D’un côté quelques désirs éphémères et singuliers, de l’autre un monde infiniment plus puissant et plus stable. Il est clair que vaincre ses désirs paraît plus facile, plus raisonnable, plus simple.
Cependant, les désirs manifestent notre personnalité propre, notre originalité. Les vaincre, c’est-à-dire les réduire à néant, nous oblige en quelque sorte à tuer notre authenticité. Est-ce bien raisonnable ? Est-ce seulement faisable ?
3. Argumentation de la thèse et de l'antithèse
3.1. Thèse : l’inéluctable victoire de l’ordre du monde
L’ordre du monde étant ce qu’il est, rien ne peut le faire changer, sinon lui-même. Le propriétaire d’une maison sur la côte peut évidemment ressentir de l’agacement à l’idée que, chaque année, il perd quelques centimètres carrés de terrain à cause de l’érosion : il peut récriminer tant qu’il veut, crier, pleurer, implorer les dieux. En attendant, les marées et les pluies continueront leur œuvre destructrice sans avoir la moindre cure de ses plaintes. Comment ne pas rire, ou s’apitoyer, sur une telle puérilité ?
Le réel oppose une résistance inébranlable à nos désirs les plus intimes (voir aussi la deuxième topique de Freud, dans ce cours). Nos désirs rencontrent en lui une paroi marmoréenne contre laquelle ils peuvent s’user : ils échoueront toujours, se muant en envies, en rancunes, puis en malheur.
Si donc nous voulons être heureux, explique Epictète dans son Manuel, le plus prudent est d’abord de supprimer tout désir. Cela fait, la pensée peut atteindre une représentation (phantasia) adéquate du monde (autrement dit, la lucidité sur l’ordre du monde). Reconnaissant le cours inévitable des événements, le sage parvient alors à régler ses désirs sur la réalité, ce qui lui évite toutes sortes de souffrances vaines et frivoles.
Il s’agit donc, chez les stoïciens, de ne rien désirer d’autre que l’ordre du monde lui-même : ainsi « cadré » dans le moule du réel, le désir ne peut plus nous faire regretter que les choses tournent à notre désavantage. « Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu’elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours » écrit Epictète (Manuel, VIII).
S’il faut, donc, préférer vaincre ses désirs plutôt que l’ordre du monde, ce n’est pas tant pour des raisons de facilité et de simplicité, mais surtout pour des raisons de lucidité et de bonheur. Loin de toute paresse et de tout fatalisme, il s’agit d’un choix aussi exigeant que sage.
(Un mot encore sur ce mouvement philosophique : Epictète compte au nombre des « stoïciens », et non des « stoïques », comme l’ont écrit quatre candidats.)
3.2. Antithèse : l’impossible soumission du moi au monde
A nous, les êtres de désir, il n’est pas possible de renoncer à nos désirs, qui non seulement font de nous ce que nous sommes, mais encore coïncident exactement avec notre essence la plus intime. Si l’on nous appelle à reconnaître l’infinie puissance de l’ordre du monde face à notre faiblesse au nom de la lucidité, alors il faut aussi, au nom de cette même lucidité, reconnaître que nous ne pouvons absolument pas renoncer à nos désirs. A l’appui de cette conception, on pouvait évidemment recourir, ici encore, à Freud, mais Spinoza était peut-être plus indiqué (voir aussi ce cours).
Faute, peut-être, « d’y croire » assez, les stoïciens abandonnent, sitôt attaqués par l’ordre du monde ; mais peut-être ne saisissent-ils pas bien la puissance du désir, qui peut vraiment, à l’occasion, déplacer les montagnes (ou, en tous cas, creuser le canal de Suez). Nous désirons l’impossible ? Eh bien, paradoxalement, c’est justement pour cette raison que nous avons quelque espoir de changer l’ordre du monde : ce désir impossible nous confère une énergie incroyable, et ne nous voue pas à un échec inéluctable comme le redoutent, dans leur pessimisme, les stoïciens. Les prodigieuses réussites du progrès scientifique (par exemple, l’avion ou l’éradication de la variole) n’auraient jamais été possibles dans un esprit stoïcien.
On pouvait aussi remarquer que le stoïcisme bien manié peut constituer un moyen de défense efficace pour la classe dominante qui bénéficie de l’ordre social en place (bonus pour la copie qui l’a signalé). Loin, donc, de constituer une doctrine correcte du bonheur, elle s’apparente à une idéologie de la soumission très confortable pour le pouvoir en place.
Enfin, on pouvait noter que la dénaturation et la perte de sincérité qui s’ensuivent de la victoire sur nos désirs ne peut que nous conduire à un malheur bien amer, et à un sentiment de déchirement, voire d’aliénation, rigoureusement contraire au bonheur. Non seulement il est faux de prétendre que l’ordre du monde est inéluctable pour l’humain (la science prouve tous les jours le contraire), mais encore il faut une bonne dose de masochisme pour s’imaginer qu’une telle mort à soi-même constitue une solution raisonnable et sage.
4. La synthèse
La question, canonique, se prêtait, on le voit, à un recrachage presque mécanique du cours sur le désir (voir ici). Ce type de « sujets-bateau » tombe parfois à l’examen. Coup de chance ? Oui, dans la mesure où la conception des deux premières parties peut aller très vite. Non, parce que dans ce cas, le correcteur attend de la synthèse qu’elle manifeste votre originalité et la pertinence de votre pensée. Il s’agit de briller ! C’est l’occasion ou jamais !
De tels sujets autorisent toujours des III très variés, avec des pistes de recherche novatrices ou audacieuses.
(Un III inopérant ici consistait à placer une plaidoirie en faveur de la modération des désirs. Dans ce cas, il s’agit bien de les vaincre (ou en tous cas de vaincre les plus virulents, donc déjà de placer l’ensemble du désir sous le signe de la suspicion, pour mieux saper les plus forts), et cet argument ferait mieux de figurer en I.)
1) Comme proposé dans l’analyse du sujet ci-dessus, on pouvait évidemment concevoir un III sur le thème : « Nos désirs entrent-ils forcément en conflit avec l’ordre du monde ? » Il était alors possible de distinguer désirs et caprices, comme l’a fait une copie (bonus !). Scolaire, mais correcte, cette synthèse sauvait les meubles.
2) On pouvait aussi appeler Descartes à la rescousse, en montrant que, malgré sa position explicitement stoïcienne en troisième partie, le Discours concluait quand même (en sixième partie) que par la méthode, nous pouvions nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », c’est-à-dire, en somme, infléchir l’ordre du monde. Dans ce cas, il convenait d’opposer désirs irréalistes et volontés farouches épaulées par la science et la technique.
3) Troisième approche possible, dans une perspective tirée de Hobbes : il s’agissait de signaler que l’humain, par nature égoïste, déraisonnable et capricieux, ne peut qu’être conduit à la guerre, lorsqu’il suit ses désirs (bonus ! pour Raphaëlle). Dans ce cas, il faut renoncer à raisonner avec les désirs de l’individu, par essence déraisonnables. La forme même de la question (« Faut-il… ») perd un peu de son sens. L’humain étant ce qu’il est, il ne peut absolument pas vaincre ses désirs tyranniques ; et ces désirs étant ce qu’ils sont, ils doivent le conduire à affronter tous les autres humains et le monde entier, jusqu’à la mort. Inutile de chercher un apaisement dans un tel univers « en tension » : le fin mot de l’ordre du monde, c’est l’affrontement permanent, où nulle « victoire » définitive n’arrive jamais. « Faut-il vaincre ses désirs plutôt que l’ordre du monde ? » Non : il faut se résigner à voir nos désirs toujours affronter un monde qui ne peut les voir se réaliser. (On pouvait aussi, avec un peu plus de hauteur, signaler que, pour Hobbes – comme pour Freud d’ailleurs –, la rationalité et le raisonnable résultent d’un désir contrarié ; donc qu’il est complètement illogique, au nom de la raison, de « couper court » d’avance à certains désirs, puisqu’elle ne les précède jamais.)
4) Plus original, on pouvait remarquer que, pour vaincre ses désirs, encore faut-il le désirer ; de plus, nos désirs peuvent s’analyser comme faisant partie de l’ordre du monde. Peut-être, dans ce cas, faut-il revenir sur le clivage radical suggéré par le sujet entre « le monde » d’un côté et « moi » de l’autre. Cette fracture ontologique a-t-elle le moindre fondement ? Ne serait-ce que par mon corps, mes désirs se manifestent dans le monde et l’y épousent ; cependant qu’en moi, l’ordre du monde fait de moi un être de désir et de réflexion. Dès lors, on peut concevoir l’humain non comme cet être déraisonnable qui doit, d’une manière ou d’une autre, se rendre à la raison, mais bien comme le lieu d’un « mariage forcé » (selon la belle expression de Raphaëlle, mais « mariage de raison » eût été encore meilleur) entre deux ordres (d’un côté le monde, de l’autre le désir) en apparence incompatibles, mais en fait profondément similaires. Mieux encore : si nous vainquons nos désirs, ce sera par l’ordre du monde ; et si nous vainquons l’ordre du monde, ce sera par nos désirs : surgit alors une figure en chiasme qui prouve une similitude entre ces deux ordres. Au « mariage forcé », on pourrait alors substituer une convergence, une coïncidence, entre les deux ordres. Découvrir et reconnaître cette cohérence intime entre le monde et nous serait justement atteindre la sagesse. Delphine (bonus !) a eu l’excellente idée, dans cette perspective, de rappeler la position de Francis Ponge qui se résume à une brève équation : « Parti pris des choses = compte tenu des mots » (My creative method).