2) Elaboration de la norme du goût
Après avoir justifié philosophiquement le proverbe, Hume s'emploie à battre en brèche cette analyse.
Mais bien que cet axiome, en devenant proverbe, semble avoir mérité la sanction du sens commun, il existe certainement une espèce de sens commun qui s’oppose à lui, ou qui, au moins, sert à le modifier et à le restreindre. Tout homme qui voudrait affirmer une égalité de génie et d’élégance entre Ogilby et Milton […] serait estimé soutenir une non moins grande extravagance que s’il avait affirmé qu’une taupinière peut être aussi haute que le Ténériffe, ou une mare aussi vaste que l’océan. Bien qu’on puisse trouver des personnes qui donnent la préférence [à Ogilby], personne ne prend un tel goût en considération, et nous décrétons sans scrupules que le sentiment de ces prétendus critiques est absurde et ridicule. Le principe de l’égalité naturelle des goûts est alors totalement oublié et, tandis que nous l’admettons dans certaines occasions, où les objets semblent approcher de l’égalité, cela paraît être un extravagant paradoxe, ou plutôt une absurdité tangible, là où des objets aussi disproportionnés sont comparés ensemble […].
Au-delà de la relativité des goûts, il existe des évidences esthétiques dès qu’on commence à comparer des œuvres : le pataud John Ogilby (poète écossais du XVIIème qui traduisit Virgile, Homère et Esope en vers approximatif) contraste avec la puissance narrative et musicale de John Milton (son maître-ouvrage, Paradise Lost, est consultable en VO ici). Dans la même veine et pour moderniser l'argument : la 40ème Symphonie de Mozart est plus belle que la Danse des canards (paroles de Terry Rendall, musique de Werner Thomas - ci-contre, la pochette originale (c) Bide et Musique) L’idée même de les mettre des oeuvres aussi différentes sur le même plan paraît risible : il existe peut-être des personnes qui préfèrent les productions médiocres aux chefs-d'oeuvre, mais de tels "juges » n'entrent pas dans la... norme (du goût). Nous voici au coeur du problème.
Hume explique ensuite, dans un assez long passage, que si des goûts « paradoxaux » peuvent ainsi survenir, si des personnes peuvent en effet se laisser séduire par des « oeuvres » vulgaires, futiles ou médiocres, cependant le temps sépare toujours, à la longue, l'artiste génial du larborieux barbouilleur :
Le même Homère qui plaisait à Athènes et à Rome il y a deux mille ans est encore admiré à Paris et à Londres. Tous les changements de climat, de gouvernement, de religion et de langage ne sont point parvenus à obscurcir sa gloire. L’autorité ou le préjugé peuvent bien donner une vogue temporaire à un mauvais poète, ou à un mauvais orateur, mais sa réputation ne sera jamais durable ou étendue. Quand ses compositions sont examinées par la postérité ou par des étrangers, l'enchantement est dissipé, et ses fautes apparaissent sous leur vrai jour. Au contraire, pour un vrai génie, plus ses oeuvres durent, et plus largement sont-elles répandues, plus sincère est l'enthousiasme qu'il rencontre [...].
Si les fantaisies temporaires passent, le génie authentique demeure. Un Baour-Lormian (deux de ses « poèmes » sont consultables ici), élu à l'Académie, put un temps rivaliser avec Hugo ; mais qui le lit aujourd'hui ? Qui connaît de nos jours un Pierre Benoît ou un Henri Pourrat, pourtant lauréats (respectivement en 1919 et en 1931) du Grand Prix de l'Académie française ? Contemporains d'un Antoine de Saint-Exupéry, d'un André Gide, d'un François Mauriac, l'oubli les occulta. Aussi les goûts ne sont pas si relatifs qu’on veut le croire : un Occidental du XXIè siècle peut goûter avec un réel plaisir les poèmes du poète japonais contemporain Kenzaburo Oé ou les géniaux Rubayat (ici dans la traduction de Franz Toussaint) du poète persan du XIè siècle Omar Khayyâm. Il est donc pour le moins contestable de prétendre que chacun n'aime que ce qui lui ressemble - sauf à confondre la mode locale et éphémère avec la beauté universelle et intemporelle (confusion qui n'étonne guère de la part d'un « mondain » comme Voltaire).
Il apparaît alors que, au milieu de la variété et du caprice du goût, il y a certains principes généraux d’approbation et de blâme dont un œil attentif peut retrouver l’influence dans toutes les opérations de l’esprit. Certaines formes ou qualités particulières, de par la structure originale de leur constitution interne de l’homme, sont calculées pour plaire et d’autres pour déplaire, et si elles manquent leur effet dans un cas particulier, cela vient d’une imperfection ou d’un défaut dans l’organe. Un individu fiévreux n’affirmerait pas hautement que son palais est habilité à décider des saveurs […]. Nombreux et fréquents sont les défauts des organes internes qui interdisent ou affaiblissent l’influence des principes généraux, dont dépend notre sentiment de la beauté ou de la laideur.
Une fois la prétendue « relativité » des goûts elle-même relativisée, Hume porte un dernier coup à la thèse populaire selon laquelle « des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter » : certes, les organes varient d'un individu à l'autre ; mais dans ce lot, certains sont sains, d'autres sont malades, et il ne viendrait à l'idée de personne de consulter le jugement d'un sourd-muet sur la musique, ni d'un aveugle sur la peinture. La prétendue « variété » des goûts se réduit beaucoup quand on évacue les handicapés, les difformes, les inaptes et les malades.
Faut-il croire, alors, que si nos sens sont défectueux, même légèrement, nous devons nous taire systématiquement sur l'art ? A ce compte, il ne faudrait effectivement pas discuter ! Aussi Hume complète-t-il son argumentation.
Suite du cours : l'éducation sentimentale.