2) Chaque énoncé renouvelle l’accord sur le langage
J’ai ici un flacon de benzine. A quoi cela me sert-il ? Eh bien, à nettoyer. Maintenant, il y a là, collée, une étiquette avec l’inscription « Benzine ». Eh bien, pourquoi cette inscription est-elle là ? Je nettoie bien avec la benzine, mais pas avec l’inscription. (Il est clair, naturellement, qu’à la place de cette inscription, on pourrait avoir n’importe quelle autre.) Eh bien, cette inscription est un point d’application pour un calcul, à savoir pour l’usage. Je peux vous dire en effet : « Allez chercher la benzine ! » Et, au moyen de cette étiquette, il y a une règle conformément à laquelle vous pouvez procéder. Quand vous allez chercher la benzine, c’est encore un pas dans ce même calcul qui est déterminé au moyen de ces règles. J’appelle le tout un calcul parce qu’il y a présentement deux possibilités : ou bien vous procédez conformément à la règle ou bien vous procédez non conformément à la règle ; en ce cas je suis en position de dire quelque chose comme : « Non, ce que vous êtes allé chercher n’était certainement pas de la benzine ! »
Les noms dont nous nous servons dans la vie quotidienne sont toujours de petits écriteaux de ce genre que nous accrochons sur les choses et dont nous nous servons comme points d’application d’un calcul.
Wittgenstein, « Intention, vouloir dire, signifier », dans Manifeste du cercle de Vienne et
autres écrits sous la direction d’A. Soulez, PUF, coll. Philosophie d’aujourd’hui
Wittgenstein souligne la dimension pragmatique du langage, d'abord destiné à la compréhension mutuelle des interlocuteurs, ce qui suppose un accord entre eux, au moins tacite, sur les règles de grammaire et sur la signification des mots - sans quoi non seulement ils ne pourraient pas se comprendre, mais ils ne pourraient même pas montrer à l'autre qu'ils veulent lui parler. Le nom commun possède une dimension arbitraire (au lieu de « benzine », on aurait pu décider que ce produit s'appelait « chaise » ou « klaschproutz »). Ce caractère arbitraire prouve la dimension purement utilitaire du langage : le décryptage et la compréhension d'une phrase s'analysent comme des séries d’actes mentaux réglés en vue de la communication. Cette série d'actes mentaux ne diffère donc en rien d'un calcul. Il s'avère d'ailleurs possible, lorsque le décryptage ou la compréhension défaillent, de dénoncer une « faute ». Dans ce cas, même lorsqu'un énoncé « échoue » en raison d'une « faute » de « calcul », il valide quand même la règle, puisqu'on peut pointer l'erreur conformément à la règle. C'est d'ailleurs exactement ce qui se produit quand on reprend un enfant qui vient d'annoncer : « je vais au coiffeur » : on lui montre qu'il a commis une faute de français par rapport à une règle de grammaire qu'on réaffirme par la réprimande qu'on lui adresse. Mieux encore, on peut rectifier mentalement, c'est-à-dire comprendre ce qu'autrui veut nous dire même s'il a énoncé les mots dans le désordre. Par exemple, Spinoza évoque (Ethique, II, 47, scolie) la phrase "Ma maison s'est envolée sur la poule du voisin."
L'analyse de Wittgenstein présente un énorme avantage : le langage manipulatoire n’est possible que dans la mesure où le langage n’est pas assez précis, où il autorise le flou ; or, comme il a déjà été précisé, le langage est arbitraire. Dès lors, il ne tient qu'à nous de préciser les énoncés d'un interlocuteur cherchant à nous manipuler, jusqu'à ce que cette tentative de manipulation soit écartée par la précision même du langage. D’ailleurs, c’est la réaction normale quand on sent qu’on commence à être manipulé : on demande « qu’est-ce que tu entends exactement par là ? ».
3) Deux fonctions différentes assignées au langage.
Wittgenstein met l’accent sur la cohérence d’un système de signes commun destiné, justement, à la communication. Platon, lui, indique au contraire que les brèches dans ce système de signes, les flous et les imprécisions, permet de dominer, de commander. Leurs préoccupations divergent. L'un donne la priorité à la communication, l'autre au pouvoir politique. Ces deux fonctions du langage paraissent très différentes, voire incompatibles. Peut-on vraiment dire du langage qu'il ne sert qu'à communiquer ?
Suite du cours : le langage ne sert-il qu'à communiquer ?