Les objets techniques imposent-ils une façon de penser ?
30 Novembre 2006
Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
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Sujet de dissertation philosophique proposé aux élèves de section S en devoir maison le 24 novembre 2006.
1. Détermination du problème
1.1. Définitions
On entend par « objet technique » tout objet matériel, articulé ou non, destiné à assister l’humain. Il faut remarquer la très grande extension de ces deux termes : un marteau, un ordinateur, une échelle, une arme, une clef, un véhicule, un soc de charrue, s’entendent en ce sens. En seraient en revanche exclues les œuvres d’art et les produits immatériels (titres boursiers, concepts…).
« Façon de penser » s’entend de manière extrêmement vaste comme détermination quelconque du cours des idées, ou comme structuration des processus cognitifs. Dans certains cas, « façon de penser » peut même s’entendre au sens de « subjectivité » ou « point de vue » (dans la phrase : « je comprends votre façon de penser »).
Les termes de la question échappent au vocabulaire strictement philosophique. Leur extension vaste appelle un travail précis sur la mise en forme du problème.
1.2. Forme de la question
« Imposer » se présente comme un verbe fort. Il souligne une certaine impuissance du sujet face à l’objet technique, qui l’obligerait à se moduler en fonction de ses exigences propres. Cette remarque permettait de poser correctement le problème, en termes de liberté d’esprit. Pouvons-nous penser comme nous le voulons face aux objets techniques, ou devons-nous subir de leur part une sorte de prise de pouvoir ?
1.3. Relations entre les termes
On pouvait alors mieux comprendre les enjeux du sujet. De l’objet technique ou de son utilisateur, qui dirige ? Qui décide ? L’utilisateur veut, sans doute, utiliser l’objet technique ; mais cette volonté elle-même est-elle libre ?
C’est bien sur la question du pouvoir entre les machines et les humains que se joue la question. Avons-nous vraiment sur elles l’ascendant, ou exercent-elles sur nous une puissance sournoise ?
2. Réponse spontanée et réponse paradoxale justifiées
Il paraît invraisemblable de penser que les objets techniques, en tant que partie intégrante de notre milieu, n’exercent sur nous aucune influence. Notre pensée est bien obligée de les prendre en compte et de s’adapter à eux.
Au contraire, dans la mesure où l’objet technique est déjà le produit de la pensée humaine, il ne peut pas lui « imposer » quoi que ce soit en retour, puisqu’elle le conditionne.
3. Argumentation de la thèse et de l'antithèse
3.1. Thèse : les objets techniques déterminent notre mode de vie
Dans l’Enfant sauvage, François Truffaut filme l’histoire de Victor, un adolescent ayant vécu toute son enfance dans la forêt, sans la moindre instruction. Confronté aux objets les plus banals (des chaussures par exemple), le malheureux Victor révèle une inadaptation complète et la nécessité d’un enseignement. Apprendre le mode d’emploi d’un appareil structure, qu’on le veuille ou non, une partie de la pensée.
Partie intégrante de notre environnement immédiat, façonneurs de notre mode de vie, il est évident que les objets techniques s’imposent à notre esprit, ne serait-ce que par leur mode d’emploi. Aucun outil, aucun objet, n’est « évident » par lui-même. Destiné à accomplir une certaine fonction dans un certain but, il porte avec lui une chaîne causale qu’on ne peut pas reconstituer « au flair ». Il suffit de regarder certains outils remontant à la première partie du XXè siècle pour constater à quel point la pensée d’une personne de cette époque devait différer de la nôtre.
Il était possible ici d’argumenter en rappelant la thèse selon laquelle la technique, les connaissances, la religion, les représentations mentales et morales, constituent un seul et même ensemble où chaque élément influe simultanément sur tous les autres (voir notamment la pensée de Hume dans ce cours, et celle de Hegel dans le cours sur l’histoire). « L’esprit » d’une époque dépend de l’ensemble de ses faits sociaux, y compris le développement technique. Dans ce sens, on peut affirmer que les objets techniques portent avec eux un impact considérable dans la manière dont nous nous représentons même des notions très abstraites comme le temps ou l’espace. Combien d’entre nous se rendent compte qu’une distance de six kilomètres représente, pour un bon marcheur, une heure d’effort ?
3.2. Antithèse : par définition, la pensée dépasse l’objet
En posant la liberté principielle de la pensée humaine, et en particulier de la conscience, on pouvait assez aisément argumenter une antithèse solide.
En particulier, une approche husserlienne et phénoménologique pouvait montrer que la conscience part toujours à la rencontre d’un autre qu’elle : on a toujours conscience de quelque chose. La conscience, entendue comme forme première de la pensée, tend par nature à s’élancer librement, à se déployer dans un espace non encore défini (voir aussi ce cours).
Cette liberté fondamentale (qu’il fallait argumenter précisément) permettait de soutenir que la pensée détient par nature un coup d’avance sur l’objet technique, lequel ne peut pas vraiment s’imposer à elle.
Du reste, dans une position universalisante de type kantienne (selon laquelle les structures de la pensée, et notamment les formes a priori de la sensibilité, sont les mêmes pour tous les humains, voir aussi ce cours), il peut paraître clair que les objets techniques ne sont que le résultat matériel d’une pensée humaine qui demeure identique à elle-même. Tout au plus en manifestent-ils un cas particulier ; mais il ne peut évidemment exister aucun conflit (surtout aucun conflit en termes de pouvoir) entre la pensée humaine et son expression « in concreto » dans l’objet technique.
Aussi bien par Husserl que par Kant, on pouvait soutenir que l’objet technique ne parvient pas à imposer une façon de penser.
4. La synthèse
Plusieurs III pouvaient être envisagés. Cependant, à titre préliminaire, il faut sans doute signaler que distinguer entre « imposer » une « façon » de penser et « orienter » une « partie de » la pensée paraissait assez délicat. Il existe sans doute une distinction entre ces deux manières d’appréhender la question, mais elle exigeait un niveau de nuances très fines, d’ailleurs assez difficile à mettre en œuvre de manière convaincante.
1) En revanche, il était tout à fait possible d’employer un chemin détourné pour revenir à la thèse, non plus par une relation directe entre la pensée et l’objet, mais en passant par l’intermédiaire du désir et des besoins. Rousseau explique dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes que l’avancée technique a produit chez les individus des accoutumances qui se sont ensuite transformées en vrais besoins. L’objet technique provoquerait chez l’individu un désir qui, ensuite, déterminerait en partie sa pensée. Ce III permettait une conclusion aussi bien de type affirmative (les objets techniques imposent vraiment une façon de penser, par l’intermédiaire du besoin) ou négative (il convient de distinguer soigneusement désir et pensée, donc les objets techniques, s’ils influencent nos désirs, ne déterminent pas notre pensée).
2) Une tentative originale, mais un peu difficile à mettre en œuvre, consistait à se lancer dans un III immatérialiste « à la Berkeley », en remarquant que dans cette pensée, les objets technique étaient, eux aussi, « perçus » avant même d’être. Qu’en conséquence, comme toute autre chose du monde, il fallait nécessairement qu’ils soient pensés pour être ; et par voie de conséquence, qu’il ne pouvait pas imposer une « façon » quelconque à la pensée qui les faisait naître. Bonus pour Benoît, qui a tenté cette piste.
3) Une autre manière de résoudre le problème, de manière élégante et économe, était de signaler que l’humain possède au plus haut point une faculté de détournement qu’on peut appeler l’ingéniosité. Détourner les processus naturels constitue même l’un des modes privilégiés de l’action humaine (il s’agit du travail). Dès lors, on ne voit pas du tout pourquoi, l’objet technique se matérialisant et apparaissant à l’humain comme une fraction de son environnement, cet objet ne serait pas à son tour la « victime » de ce détournement. Lorsqu’un peintre invente la peinture au couteau (bonus pour Delphine qui a proposé cet excellent exemple), il manifeste une liberté d’esprit étonnante face à l’ustensile. De plus, on peut dire que l’objet technique procure la meilleure preuve de l’existence de cette ingéniosité humaine, puisqu’il en est lui-même le résultat. De la sorte, on pouvait, non plus par le biais d’un universalisme contestable ou des facultés de la conscience, mais par l’explication même de la production de l’objet technique, justifier l’idée que la pensée humaine aura toujours un « coup d’avance » sur l’objet technique.