Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
Overblog
Sauf mention contraire, je suis dans ce cours la traduction du Prince proposée par M. Christian Bec. D’autres éditions existent et peuvent être également consultées. On peut également télécharger le texte intégral de l’œuvre traduit en français sur ce site. Le texte intégral en italien (n’hésitez pas à le consulter : lue en parallèle avec le texte français, la prose machiavélienne se comprend assez facilement) est disponible ici.
La lecture du Prince, oeuvre phare de la pensée politique moderne, peut se révéler déroutante. Ce premier cours se donne pour but de « contextualiser » le livre dans son époque, afin de vous familiariser avec une culture très différente de la nôtre.
Cours n°1 Présentation générale du Prince
I. Données historiques et culturelles
En 1513, à la différence de la France, de l’Angleterre ou de l’Espagne (royaumes unifiés en voie de se constituer en Etats modernes), l’Italie agrège une multitude de petits territoires sous l’influence de villes indépendantes comme Urbino, Ferrare, Pise, Sienne etc., qui passent une bonne partie de leur temps à se faire la guerre. Ces cités connaissent des régimes politiques variés, depuis la monarchie (Naples) jusqu’à la démocratie (Florence) en passant par la république oligarchique (Venise) ou encore la théocratie (Rome). Des Alpes à la Sicile, de la Corse à l’Adriatique, on parle (presque) la même langue, on vénère le même Dieu, on a les mêmes coutumes, les mêmes vêtements, les mêmes habitudes alimentaires et pourtant, l’Italie présente un territoire morcelé.
Parmi toutes ces villes, quatre se distinguent particulièrement :
# Florence (voir ci-dessous) ; # Venise, puissance maritime et commerciale (elle jouit notamment d’un quasi-monopole sur le négoce entre chrétienté et empire musulman) ; # Milan, dirigée par la famille Sforza, principale puissance militaire terrestre, place stratégique de première importance contrôlant la vallée du Pô et gardant les Alpes ; # Rome, où siège le Pape. Longuement disputé entre les familles Colonna et Orsini, le trône de Saint-Pierre est passé aux mains de Rodrigo Borgia (élu Pape sous le nom d’Alexandre VI et longuement évoqué dans le Prince) et de son fils Cesare (« héros », en quelque sorte, du Prince).
À l’époque, l’Eglise jouit d’un très grand pouvoir spirituel mais aussi temporel. Elle n’hésite pas à exercer un poids financier et militaire (Rome gouverne ses propres provinces, la région du « Latium », et les premières compagnies dont dispose Cesare Borgia appartiennent aux armées pontificales). La domination de l’Eglise ne vacille pas encore sous le coups du protestantisme (il ne fleurira qu’en 1517 avec la publication des quatre-vingt quinze Thèses de Luther) et de l’astronomie (Giordano Bruno ne soutient l’hypothèse de l’homogénéité de l’Univers infini qu’en 1584, et il faut attendre 1630 pour que Galilée porte un coup fatal à la physique d’Aristote).
Depuis le milieu du siècle précédent, Florence est gouvernée par la famille des Médicis (successivement Côme, Pierre et Lorenzo). Ces aristocrates s’opposent aux familles Pazzi et Strozzi, plutôt républicaines (cette rivalité dure jusqu’en 1550, voir Lorenzaccio de Musset). Lorenzo de Médicis, dit « le Magnifique », gagna son surnom par le patronage important qu’il consacra aux arts et aux lettres ; mais ce personnage raffiné se doublait d’un guerrier sans scrupule, et même cruel. Il décède en 1492. S’ensuit une période de troubles dominée par la figure de Jérôme Savonarole, un moine dominicain exalté, orateur charismatique qui persuade les Florentins, dans ses sermons, du caractère démoniaque des arts et les sciences cultivées par les Médicis.
Les armées françaises, intervenues en Italie pour y « mettre de l’ordre », chassent les Médicis de Florence en 1494. Savonarole y fonde un régime politique inédit, à la fois démocratique et théocratique ; mais l’intransigeance radicale du dominicain le rendent bientôt détestable : non content de jeter au bûcher des œuvres inestimables (notamment des toiles de Botticelli), il engage une sorte de « prohibition » avant la lettre (interdiction de la boisson et du jeu). Après son supplice en 1498, Florence devient une république à part entière, dirigée par un Grand Conseil (où siègent 3000 citoyens), d’où est issu un gouvernement élu, le « Conseil ».
Machiavel, né en 1469, va avoir trente ans. Il fait partie d’une génération arrivée aux affaires après la chute des Médicis. Ami des républicains, il devient ambassadeur de Florence. Il visite ainsi plusieurs villes italiennes, la France, l’Allemagne. Il rencontre et côtoie Cesare Borgia (nous reviendrons souvent sur ce personnage), mais aussi de nombreuses personnalités politiques de l’époque. Sa longue expérience de terrain le familiarise avec le protocole et la langue diplomatique. Pourtant, en 1513, suite à une intervention française, les Médicis reviennent aux affaires. Les républicains s’enfuient. L’ambassade de Machiavel est rappelée. Lui connaît une brutale gêne financière. Alors, au mépris du danger qu’il encourt en tant qu’ancien chargé de mission du Conseil, il reste à Florence et compose très rapidement le Prince (sans doute entre juillet et décembre 1513). Il le dédie au maître de la ville, Lorenzo II, dit « le jeune » (ne le confondez pas avec Lorenzo le Magnifique, mort quinze ans plus tôt). Disons le mot : il retourne sa veste.
II. Machiavel courtisan ?
Dès la première phrase, Machiavel se présente au nouveau maître de Florence comme un courtisan se courbe devant son monarque : « Ceux qui désirent acquérir la faveur d’un prince ont coutume le plus souvent de venir à lui avec les choses qu’ils ont de plus cher » écrit-il en accroche ; et il précise aussitôt qu’il « désire [s’]offrir à Votre Magnificence [c’est-à-dire à Lorenzo] avec quelque marque de [sa] soumission ». Quel cadeau, alors, apporte-t-il au Médicis ? Lui fera-t-il présent « de chevaux, d’armes, de tissus d’or, de pierres précieuses » ?
Non : mais un petit manuscrit de cent pages à peine, en vue de transmettre « la connaissance des actions des grands hommes ». « Cette œuvre, » prévient l’auteur, « je ne l’ai ni ornée ni remplie d’amples cadences, ou de paroles ampoulées et magnifiques, ou de quelque autre artifice ou ornement extrinsèque ». Il s’agit de « pouvoir en très peu de temps comprendre tout ce que [Machiavel a], en tant d’années, avec tant de tourments et de périls, appris et compris. » En clair, il s’agit d’un manuel de technique gouvernementale. Loin de tout souci poétique et d’embellissement inutile, Machiavel cherche d’abord et avant tout l’efficacité. Ce souci constant, rappelé plusieurs fois dans le livre, fait de Machiavel le premier penseur politique moderne.
Courtisan, alors, mais courtisan inhabituel, pour le moins : il s’adresse à son destinataire en lui disant « Votre Magnificence » et, cinq lignes plus loin, purge son livre des « paroles magnifiques ». Curieuse antanaclase : la magnificence est-elle donc vertu ou vice ? Ne pourrait-on pas déjà lire une insulte voilée ? D’autant que Machiavel achève son adresse par une phrase ambiguë, pour le moins : « Que Votre Magnificence prenne donc ce petit présent dans l’esprit où je l’envoie. » Oui, la langue de bois sévissait déjà voici quatre siècles !
« L’esprit » dans lequel Machiavel se trouve serait-il tout simplement cette tenace odeur de traîtrise qui attache aux fonctionnaires d’un régime abattu désireux de se recaser dans le nouveau ? On n’en saura pas plus avant le chapitre XXVI, en fin de volume : Machiavel attend en effet les dernières pages pour adresser une nouvelle fois la parole à son lecteur.
III. Les ambiguïtés de l’écriture machiavélienne
Cette conclusion s’intitule « exhortation à libérer l’Italie de l’esclavage des Barbares » (les « barbares » en question désignent les envahisseurs Français et les Espagnols qui se chamaillent l’Italie). Machiavel y assigne à Lorenzo de Médicis une tâche formidable : s’emparer de l’Italie et l’unifier afin de tenir tête aux royaumes européens, en passe de devenir des Etats souverains (ce sera chose faite cent ans plus tard, et Machiavel a parfaitement saisi quel progrès politique s’opère dans cette métamorphose). En somme, il s’agit de moderniser un pays en train de s’enliser dans un retard institutionnel.
Le Prince rassemble les conseils indispensables pour remplir ce programme. Le dernier chapitre plaide en faveur d’une intervention immédiate, l’Italie se présentant comme mûre pour une unification de ce type, que Machiavel présente comme un « exploit », dépeignant en un parallèle audacieux Lorenzo comme un nouveau Moïse « rédempteur » du pays. « Il ne faut pas laisser échapper l’occasion » s’exclame Machiavel avant de conclure : « Que votre illustre Maison assume donc cette tâche ». Ce n’est plus un conseil : c’est un ordre.
Un courtisan qui ordonne ? Un traître à la république qui vient expliquer à un prince aristocratique comment gouverner ? On écarquille de grands yeux.
Machiavel est bien conscient de sa présomption. Il s’en prévient dès la deuxième moitié de l’adresse : « Je ne veux pas que l’on juge présomptueux qu’un homme de basse et infime condition ose examiner et régler le gouvernement des princes » ; mais Machiavel ment à son destinataire : même s’il vient d’une basse extraction, il n’est plus de basse condition (il a été ambassadeur). D’ailleurs, pourquoi ne jugerait-on pas une telle entreprise orgueilleuse ? Parce que, argumente Machiavel, « comme ceux qui dessinent les paysages se placent en bas dans la plaine pour considérer la nature des montagnes […] et, pour considérer celle des lieux bas, se placent en haut sur les montagnes, de même, pour bien connaître la nature du peuple, il faut être prince, et, pour bien connaître celle des princes, il faut être du peuple. »
Comparaison au mieux douteuse : la politique diffère du dessin paysager ! D’ailleurs, un problème s’ensuit : si Machiavel dit vrai, alors la politique, où le peuple et le prince agissent sans savoir au juste ce qu’ils font, ni qui ils sont eux-mêmes, n’est peut-être pas rationnelle. Dans ce cas, peut-on vraiment écrire un manuel de technique gouvernementale ? N’est-il pas plus vraisemblable de penser que cette comparaison manque de sérieux, et qu’au fond Machiavel touche à l’insolence ?
A cette première ambiguïté, touchant à la position de l’auteur par rapport à son destinataire, s’en ajoute une seconde : puisque la « mission » d’unification italienne semble si urgente à Machiavel en décembre 1513, pourquoi n’a-t-il jamais transmis son livre, en fait une longue lettre, à Lorenzo le jeune ? Ce dernier décède en 1519. Machiavel le suit en 1527. La première édition du Prince date de 1532 seulement, cinq ans après la mort de Machiavel, survenue en 1527. Pourquoi ?
Plusieurs passages du livre mettent en cause l’Eglise. Peut-être Machiavel craignait-il les foudres religieuses ? Non sans raison : le Prince est mis à l’index dès 1559 ; mais cette explication ne tient pas. Le Prince devait rester un courrier secret entre Machiavel et Lorenzo, et les ecclésiastiques n’auraient théoriquement jamais dû y avoir accès. Machiavel aurait-il craint, alors, que son insolence ne lui attire les foudres des Médicis ? Pourtant, ambassadeur rompu aux sous-entendus et aux non-dits, il a selon toute vraisemblance fait preuve de prudence et de finesse dans sa manière de formuler les choses.
Nous voilà conduits à envisager une dernière hypothèse : peut-être, alors qu’il mettait la dernière main à son volume, Machiavel a-t-il pensé que Lorenzo n’avait peut-être pas, tous comptes faits, le caractère requis pour assumer son rôle de prince ? A moins qu’il ne l’ait compris dès le début de son travail et qu’il n’ait désiré, de bout en bout, précipiter la chute des Médicis ? Discrédité auprès d’eux, déchu de ses charges politiques par eux, ruiné à cause d’eux, n’avait-il pas quelque raison de vouloir se venger ? En somme : le Prince est-il un cadeau empoisonné ?
Pour nous faire une idée sur ce point, il est bon de consulter deux autres chapitres de l’ouvrage. Le chapitre XXII, en effet, s’intitule : « Des secrétaires [c’est-à-dire « ministres »] que les princes ont auprès d’eux ». Prodiguant conseils, avertissements et suggestions, le Prince peut, à bien des égards, être considéré comme un ministre de papier. Le titre du chapitre pourrait alors se reformuler : « Conseils de lecture pour le livre que vous tenez entre les mains ». Machiavel y écrit, dans ce style ambigu qui commence à nous être familier : « toutes les fois que quelqu’un a la capacité de discerner le bien ou le mal que l’on fait ou dit, même s’il n’a pas d’invention, il discerne les mauvaises et les bonnes actions de son ministre. » Tournure qui indique déjà que le ministre peut commettre de mauvaises actions, ou Le Prince donner de mauvais conseils. De plus, une lecture a contrario permet d’entendre que toutes les (autres) fois où ce « quelqu’un » (manière déjà dénigrante de parler du prince) n’a pas la qualité de discerner le bien et le mal, il est la dupe de son ministre.
Juste après, le chapitre XXIII s’intitule « Comment l’on doit fuir les flatteurs. » Conseil bien utile, comme le rappelait déjà Esope (au VIè siècle av. J.-C.) dans sa version du Corbeau et du Renard (ce renard au pied de l'arbre au sommet duquel est juché le corbeau, un peu comme Lorenzo se trouve au sommet de la montagne et Machiavel dans le fond de la vallée ?) ; or Machiavel lui-même flatte Lorenzo, surtout dans l’adresse et dans le chapitre final. Problème insurmontable, semble croire Machiavel, car « lorsque chacun vous dit la vérité, le respect vous fait défaut » (ce qui laisse entendre que la vérité à propos du prince n’est jamais flatteuse, et là encore, on frise l’insulte). Ou bien mentir et léser le prince par ses mauvais conseils, ou bien lui dire la vérité et le léser encore par manque de respect. Le dilemme paraît insoluble. Machiavel indique tout de même pour le prince une « troisième manière, en choisissant dans son Etat des hommes sages, et ne leur donner qu’à eux la liberté de lui dire la vérité, et sur les choses seules sur lesquelles il interroge et non pas sur d’autres. […] Il doit être quant à lui un grand questionneur, et […] un auditeur patient de la vérité. » Faut-il comprendre que la lecture du Prince doit s’opérer, questions sans cesse à l’esprit, non sur le mode passif de la lecture d’un roman (par exemple), mais sur le mode actif d’une sorte de dialogue avec le texte ? Sans doute. Au chapitre XV, Machiavel précise : « mon intention [est] d’écrire des choses utiles à qui les écoute » – manière claire de signaler qu’il a choisi son public, et que l’œuvre mérite une lecture attentive pour comprendre.
Depuis le début de ce cours, nous avons manié l’interprétation, le sous-entendu, la lecture a contrario. Ces modes d’appréhension des textes méritent en général une grande prudence ; mais Machiavel lui-même ne nous y invite-t-il pas ? Les ambiguïtés que nous venons d’identifier font que le Prince se présente à la manière d’une énigme policière. L’auteur ne dit pas tout ; et ce qu’il dit demande vérification. Pour comprendre le but de Machiavel, méditer son travail en profondeur s’impose.
NB : ce cours ne propose pas une lecture linéaire du texte. En particulier, les sept premiers chapitres, qui présentent une sorte de panorama de droit constitutionnel avec une série de dichotomies (républiques - monarchies ; monarchies anciennes - monarchies nouvelles ; etc.) seront examinés après une entrée en matière plus "naturelle".