Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
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Pour rappel, le texte intégral de l’œuvre traduit en français est disponible ici. Une version en italien est disponible ici.
Cours n°3 La force et la virtù
Echapper aux situations périlleuses, premier devoir du prince, peut s’opérer par la « virtù », mot toscan que l’on peut traduire par « mérite », « vaillance » ou encore « valeur » (de racine latine virtu, la force virile). Le chapitre VI du Prince traite des conquêtes que l’on fait par sa propre « virtù », c’est-à-dire des cas où la monarchie nouvelle est fondée par un prince nouvellement arrivé au pouvoir. Machiavel y écrit : « la nature des peuples est changeante ; et il est facile de les persuader d’une chose, mais difficile de les maintenir en cette persuasion. Aussi faut-il être organisé de façon telle que, lorsqu’ils ne croient plus, on puisse les faire croire de force. Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n’auraient pas pu leur faire observer longuement leurs institutions, s’ils avaient été désarmés. De même arriva-t-il à notre époque au frère Jérôme Savonarole, qui s’effondra dans ses nouvelles institutions dès que la foule commença à ne plus croire en lui ; et il n’avait pour sa part aucun moyen de tenir assurés ceux qui avaient cru en lui, ni de faire croire les incrédules. »
Moïse et les autres grands exemples présentés par Machiavel sont ces « prophètes armés » qui possèdent la vaillance – à la différence d’Agathocle (voir ce cours), qui, lui, n’a que de la scélératesse. De plus, par cette vaillance, ils savent conquérir la première place – à la différence de ceux qui y parviennent par les armes d’autrui ou par la fortune, comme Cesare Borgia, et qui doivent recourir à la ruse pour s’émanciper et exercer leur propre autorité. (Sur Jérôme Savonarole, voir ce cours.)
Encore une fois, persuader, convaincre, ruser, tromper ne suffit pas. Les gens changent aisément de conviction ou de suffrage, pour une raison simple : « les hommes changent volontiers de maître en croyant trouver mieux. » Aussi faut-il savoir forcer autrui.
I. L’usage de la violence dans le Prince
Dès le chapitre III, Machiavel est d’une lumineuse clarté sur le recours à la force : « l’on doit soit cajoler les hommes, soit les anéantir ; en effet ils se vengent des offenses légères, mais avec les graves, ils ne le peuvent pas » (trad. Fournel et Zancarini). Machiavel conclut : « aussi ne faut-il jamais maltraiter personne, à moins qu’on ne lui ôte entièrement le pouvoir de se venger. » Machiavel n’accepte pas de demi-mesure en ces matières. Quand on use de la violence, il faut y aller sans détour. Cette démesure s’exprime sous de multiples formes dans le Prince. C’est ainsi que Machiavel indique que, lorsqu’on conquiert un Etat, il faut s’assurer « que la lignée de leur ancien prince soit éteinte », sous peine de voir quelques temps plus tard resurgir un héritier légitime qui souffle la place (III et IV). Il ajoute, sur le même ton, que « la guerre n’est [jamais] évitée, mais différée au profit d’autrui ». qu’on n’évite jamais la guerre, mais qu’on la diffère à l’avantage de l’adversaire (III). Il note encore que « celui qui devient maître d’une ville habituée à vivre libre et ne la détruit pas s’attende à être défait par elle ; car elle a toujours pour soutien, dans sa révolte, le nom de la liberté et ses anciennes institutions, qui ne s’oublient ni du fait du temps ni des bienfaits reçus […] de sorte que la voie la plus sûre est de les détruire. »
On pourrait redouter que la guerre ne fût un grand embarras pour le prince, qui y risque sa vie et y perd ses finances. Opinion de bon sens, en apparence. Machiavel, pour sa part, instruit une thèse toute contraire. Paradoxalement, à ses yeux, la paix constitue un état plus dangereux que la guerre : « un […] prince ne peut se fonder sur ce qu’il voit en temps de paix, lorsque les citoyens ont besoin de l’Etat, car chacun s’empresse alors, chacun promet, et tous veulent mourir pour lui, lorsque la mort est lointaine ; mais, dans les temps contraires, quand l’Etat a besoin des citoyens, alors on en trouve peu » (IX). En écho, au chapitre XVII, il écrira encore : « Tant que vous leur [aux sujets] faites du bien, ils sont tout à vous, vous offrent leur richesse, leurs biens, leur vie et leurs enfants […] quand le besoin est éloigné. Mais, quand celui-ci s’approche de vous, il se détourne. Le prince qui s’est entièrement fondé sur leurs paroles, se trouvant dépourvu de tout préparatif, s’effondre. » La paix est le temps des conjurations, signale encore l’auteur (XIX) ; c’est aussi celui des flatteurs (XXIII) ; c’est encore celui d’une insouciance irréfléchie, qui confine à l’irresponsabilité : certains princes, « n’ayant jamais pensé en des périodes de calme qu’elles pouvaient changer (ce qui est un défaut commun des hommes, de ne pas tenir compte, dans la bonace, de la tempête), quand vinrent ensuite des temps contraires, ils pensèrent à fuir et non à se défendre » (XXIV).
En somme, la paix constitue une illusion politique, aux effets funestes, parce que le prince se croit plus fort et mieux entouré qu’il ne l’est en fait. Machiavel ne croit pas aux rêveries de paix universelle. Au nom d’un réalisme qui envisage la guerre comme un moment normal et inévitable de la politique, l’auteur prévient encore, à demi-mot : si vous n’êtes pas prêt à faire le mal, n’entrez pas en politique ; et si vous y êtes prêt, alors vous devrez mentir au peuple, et le cas échéant recourir à la violence contre lui.
On peut dire qu’il s’agit d’un changement de repère complet. Les Anciens (surtout Platon et Aristote) étudient le phénomène politique dans le cadre quasi exclusif de la paix. Le problème qu’ils s’efforcent de résoudre se formule ainsi : comment gouverner des citoyens libres lorsque aucun danger ne les menace ? Pour eux, la guerre ne peut se présenter qu’en dernier recours et Thucydide s’indigne de voir une grande puissance comme Athènes susciter des événements qui contribuent à exciter la haine, préparant cette « guerre mondiale » que fut la guerre du Péloponnèse. Pour Machiavel, c’est exactement le contraire. La paix se présente comme un équilibre précaire, toujours porteur d’une guerre larvée, latente, toujours prête à éclater.
Raison pour laquelle il réserve les chapitres centraux du Prince à la question des armées (chapitres XII à XIV). L’éducation du prince se limite à la discipline militaire et à la connaissance de la géographie physique : « Un prince ne doit donc avoir d’autre objet ni d’autre pensée ni choisir d’autre chose quant à son métier, hors de la guerre, des institutions et de la discipline militaires ; car c’est le seul métier qui convienne à qui commande. […] Aussi un prince qui n’entend rien à l’armée […] ne peut être estimé de ses soldats, ni avoir confiance en eux » (XIV).
C’est dans la guerre que la vérité se révèle, que les masques tombent, que les ennemis montrent leur vrai visage. Machiavel ne croit pas que la société parfaite doive être pacifique, ni que la guerre soit mauvaise par nature. À l’en croire, il est même extrêmement souhaitable d’exercer la force, ne serait-ce que pour connaître sa propre valeur. Il va jusqu’à écrire explicitement : « un prince sage doit […] nourrir astucieusement quelque inimitié contre lui afin que, l’ayant écrasée, il s’ensuive pour lui une grandeur plus haute » (XX). On n’est pas loin de la figure du pompier pyromane ; et l’on frise le crime d’Etat.
II. La détermination, la virtù
Brutalité démesurée, paix trompeuse, guerre nécessaire, voire souhaitable… L’ambiance n’est guère agréable. Cette atmosphère de violence et de méchanceté ne fait que s’accentuer lorsque l’on constate que Machiavel semble encourager l’usage résolu de la force. Plus exactement, il existe, aussi paradoxal que cet oxymore puisse paraître, un « bon usage des cruautés […] : celles qu’on fait d’un coup, par nécessité de sécurité » (VIII). Il y a de quoi frémir ! Prêt à « entrer dans le mal » (voir ce cours), le prince machiavélien semble dans un sens très machiavélique : les sujets ont le sentiment de vivre libre aussi longtemps qu’ils servent de bon gré la politique du prince : mais pourvu qu’ils aillent contre lui, le prince n’hésitera pas à déchaîner la violence contre eux, ou à les précipiter dans les batailles. Illusoire gouvernement, vraie tyrannie.
En fait, cette interprétation signale une lecture hâtive. Machiavel poursuit son chapitre VIII : « Qui fait différemment [du bon usage des cruautés], soit par timidité, soit par mauvais calcul, est toujours contraint de tenir le couteau à la main, et il ne peut jamais se fonder sur ses sujets, ceux-ci ne pouvant, à cause de ses violences récentes et continues, être sûrs de lui. Car les violences doivent être faites toutes à la fois, afin que, les goûtant moins longtemps, elles fassent moins de mal ; les bienfaits doivent être faits peu à peu, afin qu’on les savoure mieux. » Machiavel ajoutera, chapitre XIX : « les princes doivent faire administrer par d’autres les affaires dommageables, par eux-mêmes les affaires qui procurent la reconnaissance. »
La violence aux yeux de Machiavel apparaît comme un mal nécessaire en politique ; il faut s’y résoudre, et s’y tenir. Cette règle ne connaît aucune exception pour Machiavel. Ainsi en politique étrangère : au chapitre XXI, Machiavel montre que le prince doit se comporter en véritable ami en et véritable ennemi, en prenant parti dans les conflits tiers, la neutralité ne menant qu’à la ruine ou au discrédit. De même dans les affaires intérieures : les chapitres XXIV et XXV s’efforcent de montrer qu’il existe un parallélisme entre la fermeté de caractère du prince, et le fait de tenir « fermement » ses Etats, autrement dit d’établir un pouvoir stable. Au-delà de la seule conquête du pouvoir, qui peut relever d’un heureux hasard ou d’une ruse hardie, le prince doit parvenir à se stabiliser au sommet ; pour cela, il ne possède aucune autre arme que sa propre volonté (il doit, encore une fois, « savoir ce qu’il veut »).
Dans une page particulièrement inspirée, Machiavel formule cette double nécessité dans une allégorie frappante : « Un prince étant donc obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elles choisir le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent rien. » On pourrait ajouter : et ceux qui s’en tiennent au renard manquent de carrure. Machiavel appelle « virtù » cette détermination, ce mérite, cette vaillance, qualité majeure du prince. Elle lui donne la bravoure au combat, la force de tenir tête à des ennemis puissants et nombreux, la majesté. Elle permet même d’accomplir des tâches quasi-surhumaines, et le Prince fourmille d’exemples à ce sujet. Nous en examinons deux plus en détail.
Le premier exemple est celui des lois nouvelles. Machiavel insiste à plusieurs reprises sur le fait que changer les lois est une tâche extrêmement périlleuse, qui ne devrait jamais être entreprise lorsque le Prince hérite de ses Etats (II), et qui devrait être exercée au minimum lorsqu’il conquiert un Etat nouveau (III) : c’est même un impératif aussi essentiel que d’éteindre la lignée de l’ancien prince. Machiavel précise, au chapitre VI : « l’on doit considérer qu’il n’y a pas de chose plus difficile à entreprendre et plus incertaine à réussir ni plus périlleuse à conduire que de prendre l’initiative pour introduire de nouvelles institutions. Car celui qui les introduit a pour ennemis tous ceux qui profitent des anciennes institutions, et il trouve de tièdes défenseurs en ceux à qui profiteraient de nouvelles. » Qui peut réussir un tel tour de force ? Eh bien, justement, ceux qui détiennent cette force, la « virtù », à l’image des « prophètes armés ».
Second exemple, celui de la conjuration : selon Machiavel (XIX), les complots réussissent rarement, puisque l’un des comploteurs trouve souvent plus avantageux d’obtenir les faveurs du prince en dénonçant ses complices qu’en espérant le renverser par la conjuration ; mais, précise Machiavel un peu plus loin dans le chapitre, « de tels meurtres, [quand] ils procèdent de la délibération d’un esprit obstiné, ne peuvent être évités par les princes ». Autrement dit, la conspiration peut réussir si le traître est doté de la « virtù ».
Ce ne sont là que deux exemples. En fait, dans la pensée machiavélienne, la « virtù » permet de triompher pratiquement de tous les obstacles. Grâce à elle, par exemple, le prince peut faire supporter les sévérités d’un long siège à ses sujets (fin du chapitre VIII). Au chapitre XXI, sur « Ce qui convient au prince pour qu’il soit estimé », Machiavel explique que la « virtù » inspire aux prince des ambitions exceptionnelles, et le désir de « grandes entreprises », qui d’une part forcent le respect du peuple dans les affaires intérieures, et d’autre part, comme le montre l’exemple de Ferdinand d’Aragon, elle l’entraîne de conflit en conflit de telle manière « qu’il n’a jamais […] donné aux hommes le temps de pouvoir agir calmement contre lui. » On retrouve ici le thème de la temporalité particulière au prince, qui doit déjà, par sa lucidité, disposer d’un coup d’avance sur ses adversaires. Il s’agit, parce qu’on ne cesse de s’élancer dans des actions libres, de forcer les autres à réagir dans l’urgence et sans réflexion (voir ce cours).
Enfin, et surtout, la « virtù » permet enfin au prince de se faire aimer du peuple, élément décisif ainsi qu’on l’a vu dans ce cours. « Le prince » écrit Machiavel au début du chapitre XIX, « doit […] s’ingénier que l’on perçoive dans ses actions de la grandeur, du courage, de la gravité et de la fermeté ; quant aux affaires privées de ses sujets, il lui faut vouloir que la sentence soit irrévocable ; et se maintenir en cette opinion de sorte que nul ne pense à le tromper ni à le circonvenir. Le prince qui donne cette image de lui-même est fort réputé : contre qui a de la réputation, il est difficile de conspirer, difficile de l’attaquer, pourvu qu’on sache qu’il est […] révéré par les siens. »
On voit alors pourquoi la tâche du prince est si complexe : pour assurer son pouvoir, il doit tenir ferme face à un peuple dont on a déjà souligné, ci-dessus, le caractère changeant et inconstant. Entre le prince et son peuple, la différence de tempérament creuse un abîme dont on ne voit pas comment il sera possible de le surmonter sans recourir à une brutalité que le peuple n’apprécie certainement pas ; et en même temps, il faut se garder d’être haï par le peuple. Comment débrouiller les fils de ces contradictions ?
III. La pondération dans l’exercice de la force
Toute la difficulté, pour le prince, est de savoir punir (donc d’employer la force) sans se faire haïr, ainsi que Machiavel l’exprime au chapitre XVII, lorsqu’il cherche à montrer qu’il est préférable d’être craint qu’aimé. Or cette difficulté, pour Machiavel, n’est qu’apparente. S’interrogeant, au chapitre VIII, sur la raison pour laquelle Agathocle n’eut jamais, en dépit de ses cruautés, à affronter de conjurations, Machiavel remarque que ce tyran fit « bon usage » de la cruauté.
Si nous tentons de dépasser l’expression que Machiavel emploie délibérément pour choquer le lecteur (et lui faire prendre conscience que tous les princes, tyrans ou non, se montrent un jour ou l’autre cruels), que découvrons-nous ? Que, pour l’auteur, il est très important de frapper ; mais qu’il ne faut pas frapper n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment.
La violence, comme on l’a vu, doit s’exercer d’un seul coup. Elle doit en outre être exercée dès le début, pour assurer l’autorité. Machiavel ajoute deux interdits catégoriques : le prince « arrivera toujours [à se garder de la haine] pourvu qu’il s’abstienne des biens de ses […] sujets et de leurs femmes. S’il lui faut cependant s’en prendre à la vie de quelqu’un, il faut le faire à condition qu’il y ait une justification convenable et une cause manifeste ; mais surtout s’abstenir du bien d’autrui car les hommes » ajoute Machiavel dans un moment d’atroce lucidité, « oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine ». L’interdit est d’autant plus catégorique que, si l’on met le doigt dans l’engrenage, la rapine se transforme en cercle vicieux : « les motifs d’enlever son bien à autrui ne manquent jamais ; et toujours celui qui commence à vivre de brigandage trouve des motifs de prendre le bien d’autrui ». On se voulait prince, et on finit bandit. Ce dérapage n’était pas le but escompté.
En somme : la violence, d’accord, à condition qu’elle soit justifiée, proportionnée et surtout appliquée rapidement. Machiavel en donne un exemple précis au début du chapitre XVII : « Cesare Borgia était jugé cruel ; néanmoins sa cruauté avait restauré la Romagne, l’avait unifiée, l’avait ramenée en paix et en confiance […] Aussi un prince ne doit-il pas se soucier du mauvais renom de cruel, pour maintenir ses sujets dans l’union et la confiance. Car, avec très peu d’exemples, il sera plus miséricordieux que ceux qui, par excès de pitié, laissent se développer les désordres d’où naissent meurtres et brigandages : car ceux-ci nuisent d’ordinaire à une collectivité tout entière, alors que les exécutions venant du prince nuisent à un individu. » Le but de la violence régalienne tient tout entier dans la nécessité d’éviter un mal plus grand. Mieux encore : au chapitre XXI, consacré à « ce qui convient au prince pour qu’il soit estimé », Machiavel écrit : « il doit encourager ses citoyens à pouvoir exercer paisiblement leurs métiers, dans le commerce, l’agriculture [etc.] ». Paisiblement ! alors qu’il n’a été question que de guerre ! La visée de la violence serait donc son contraire.
C’est avec, à l’esprit, l’amour du peuple et la paix du pays que le prince se montrera inflexible envers les bandits. Difficile, dans ces conditions, de voir en Machiavel le pousse-au-crime hypocrite que certains se sont complus à imaginer. La violence doit rester un recours exceptionnel, mesuré, justifié et pondéré. Une telle pondération implique de la prudence et de la prévoyance. C’est, en définitive, vers ces qualités que le prince machiavélien doit s’orienter.