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Le Labyrinthe - souffle des temps.. Tamisier..

Souffle et épée des temps ; archange ; prophéte : samouraï en empereur : récit en genre et en nombre de soldats divin face à face avec leur histoire gagnant des points de vie ou visite dans des lieux saint par et avec l'art ... soit l'emblème nouvau de jésuraléme.

Désir, passions, amour - 1

Dans le cadre de l'esthétique, et à l'issue du cours sur le travail et la technique, il apparaît beaucoup trop restrictif de décrire l'art comme une simple imitation du réel. Il n'est pas certain que le réalisme en arts soit possible : dès lors qu'il met en scène, qu'il trie, qu'il sélectionne, l'artiste tronque le réel. Le romancier, par exemple, passe sous silence nombre d'actions triviales accomplies par le héros, et dont la narration affecterait le rythme du texte. Il ne s'agit jamais, dans une oeuvre, de compiler toutes les informations à propos d'un phénomène, ni d'en rendre compte exhaustivement - ces tâches appartiennent plutôt à la science. La composition apparaît comme essentielle à la création artistique : mais dans ce cas, il faut convenir, avec Platon et Nietzsche, que l'oeuvre d'art propose toujours une représentation mensongère des choses. Partant de ce constat, Platon flétrit les artistes et les chasse de la Cité juste ; au contraire, Nietzsche insiste sur l'importance cruciale (vitale, même) de ces mensonges artistiques au quotidien : en construisant une représentation acceptable, parce que embellie, des choses horribles et repoussantes, l'artiste facilite les rapports sociaux (voir texte de Nietzsche présenté en tête du cours sur le travail).

L'imagination, la faculté de créer des images, permet même, au-delà de ces représentations mensongères de choses horribles, de construire des représentations de choses qui n'existent pas du tout dans la réalité. La mythologie pullule ainsi de "chimères" fabuleuses, mélanges de plusieurs animaux - par exemple, le Minotaure crétois, mi-taureau mi-homme, ou les Nixes germaniques, mi-femmes mi-poissons (ci-dessus, la statue de la petite sirène dans le port de Copenhague). De la même manière, lorsque Bartholdi dessina sa célèbre Liberté éclairant le monde, il recourut vraisemblablement à plusieurs modèles différentes pour les diverses parties du corps. Ce procédé est fréquemment employé, en publicité par exemple, où les photographies sont systématiquement retouchées. L'imagination permet ainsi de produire une représentation plus satisfaisante, d'un point de vue esthétique, que toute reproduction "réaliste". Elle fait mieux que le réel ; elle dessine un monde meilleur ; et dans ce sens, elle constitue le soubassement du progrès technique (le sévère ingénieur marche toujours précédé d'un doux rêveur). Du reste, parce qu'elle nous permet de visualiser un univers alternatif, elle conditionne notre faculté d'anticipation, donc notre faculté d'accomplir des choix lucides et éclairés : aussi se présente-t-elle comme la mère de la liberté (voir cours sur la conscience de soi et l'existence et cours sur la liberté). Enfin, en nous livrant des univers paradisiaques ou cauchemardesques, elle nous console de nos souffrances ici-bas, et nous engage vers le bonheur qui, s'il n'est pas encore concrétisé au présent, apparaît pourtant possible dans le prisme de l'imagination.

L'enjeu apparaît donc vital, et le désir d'atteindre ces mondes imaginaires peut devenir brûlant ; mais, du fait même que l'imaginaire n'existe que sous le mode du virtuel, et non de l'actuel, ne risquons-nous pas de nous fourvoyer dans l'illusion ? A trop célébrer l'imaginaire, ne risquons-nous pas de prendre nos désirs pour des réalités, voire pour subir un amer sentiment de frustration quand le réel résiste à nos délires ?


I. Le désir

Faute de confrontation au réel, faute d'une tentative de matérialisation, l'imaginaire demeure une simple "idée en l'air". On pourrait élaborer indéfiniment un monde imaginaire sans jamais prendre la peine de l'ancrer dans le réel ; Tolkien aurait pu inventer la Terre du Milieu et ne rien écrire, glisser lentement dans les bouffées délirantes et « vivre mentalement » dans Middle-Earth. L'imagination, qui nous invite dans un réel tronqué (c'est sa définition) confine à la démence. Comment se fait-il, alors, que la plupart d'entre nous soyons capables, en effet, de retrouver le chemin du réel souvent décevant au lieu de nous égarer pour de bon dans ce monde imaginaire ô combien plus exaltant ?

Peut-être le désir constitue-t-il la clef de cette énigme. Assez développé, il constate que l’imaginaire ne lui suffit pas. Le désir, que Lalande définit comme une tendance spontanée et consciente vers une fin connue ou imaginée, aspire à faire réalité du rêve ; aussi, après les hallucinations de l'Alchimie du Verbe ("je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine [...], un salon au fond d'un lac ; les monstres ; les mystères"), Rimbaud écrit-il, dans l'Adieu qui conclut la Saison en enfer : "Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !". La vision exaltée, la muse inspiratrice où le poète se trouve, selon le mot de Platon, "hors de son bon sens", ne constitue qu'un moment éphémère de l'oeuvre artistique : il faut en plus vouloir matérialiser l'image. Dans ce sens, toute activité de production, toute poiesis (esthétique, artisanale ou industrielle) exige du producteur une énergie particulière : le désir.


1) Ambivalence du désir

Saluons tout de suite la prodigieuse puissance du désir. Nous poussant vers ce que nous ne possédons pas encore, il nous tire vers l'ex-stase, il nous fait sortir de nous-mêmes, sortir de nos gonds, il nous propulse littéralement hors de nous, dans le vertige de la jouissance pour créer ce qui n'existe pas encore, jusqu'au sommet des cieux pour arracher quelque chose au néant, dans le domaine divin pour y dérober la lumière, la splendeur et le feu. C'est le désir qui enflamme nos ambitions universitaires, familiales, professionnelles, politiques. C'est lui aussi qui électrise Clément Ader à consacrer toute son énergie à un projet en apparence aberrant : faire voler un objet plus lourd que l'air (ci-contre, son "Avion III"). C'est lui encore qui pousse à la révolte, et parfois à la révolution, en laissant entrevoir la possibilité de construire les lendemains qui chantent. C'est lui enfin qui égare les conquistadores altérés d'or et de sang dans les profondeurs émeraudes de l'Amazonie à la poursuite de l'Eldorado.

Ce dernier exemple fait surgir le problème dans toute sa violence : par définition, le désir portant sur une fin connue ou imaginée - mais qui, en tout état de cause, n'est pas encore atteinte - alors il peut aussi porter sur une chose impossible ou irréalisable. Lamartine s'écrie, sur le lac du Bourget où il canote en compagnie de Julie Charles : « Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices, / Suspendez votre cours ! / Laissez-nous savourer les rapides délices / Des plus beaux de nos jours ! » ; mais évidemment, nul ne peut arrêter le temps. Pire : le caractère irréalisable de certains désirs ne peut pas toujours être connu d'avance ; et il faut parfois des années d'efforts pour admettre que nous nous sommes fourvoyés à la poursuite d'une aspiration illusoire. L'amertume que peut alors nous inspirer une vie ratée, consacrée à une pure chimère, se révèle l'exact contraire du bonheur !

Plus grave encore : avoir poursuivi un désir illusoire ne porte aucune leçon. A l'image du Phénix qui renaît de ses cendres, sitôt un désir rassasié ou abandonné, nous nous portons aussitôt vers un nouvel objet. Le désir inconstant porte successivement sur des objets contraires et jamais il ne nous laisse en repos. Désarroi que Gide formule dans un passage inoubliable :


Entre le désir et l’ennui notre inquiétude balance.

Et l’humanité tout entière m’a paru comme un malade qui se retourne dans son lit pour dormir – qui chercher le repos et ne trouve même pas le sommeil.

Nos désirs ont déjà traversé bien des mondes.
Ils ne se sont jamais rassasiés.
Et la nature entière se tourmente
Entre soif de repos et soif de volupté.

Nous avons crié de détresse
Dans les appartements déserts.
Nous sommes montés sur des tours
D’où l’on ne voyait que la nuit.
Chiennes, nous avons hurlé de douleur
Le long des berges desséchées ;
Lionnes, nous avons rugi dans l’Aurès ; et nous avons brouté, chamelles, le varech gris des chotts, sucé le suc des tiges creuses ; car l’eau n’abonde pas au désert.
Nous avons traversé, hirondelles,
De vastes mers sans nourriture ;
Sauterelles, pour nous nourrir nous avons dû tout dévaster.
Algues, nous ont ballottés les orages ;
Flocons, nous avons été roulés par les vents.

[…] Désir ! je t’ai traîné sur les routes ; je t’ai désolé dans les champs ; je t’ai soûlé dans les grand’villes ; je t’ai soûlé sans te désaltérer ; - je t’ai baigné dans les nuits pleines de lune ; je t’ai promené partout ; je t’ai bercé sur les vagues ; j’ai voulu t’endormir sur les flots… Désir ! Désir ! que te ferai-je ? que veux-tu donc ? Est-ce que tu ne te lasseras pas ?

André Gide, les Nourritures terrestres, IV.

Eu égard à cette difficulté, il paraît de bon sens de discipliner le désir, cette avidité insatiable, cette poursuite de fins qui nous tourmente sans fin. Pour éviter de désirer l'impossible, il paraît absolument indispensable de réduire le désir aux limites que nous impose le réel, autrement dit de soumettre le désir à la lucidité. 

Cette tentative de rétablir une hiérarchie correcte entre esprit et appétit (ou, en termes psychanalytiques, entre principe de réalité et principe de plaisir) occupe le coeur du programme stoïcien, en particulier du Manuel d'Epictète et des Pensées pour lui-même de Marc-Aurèle (prochainement, une étude suivie de ces deux oeuvres sera proposée sur le Labyrinthe ; ci-contre, le stoa, "portique" en grec, où se réunissait les stoïciens, et qui leur donna son nom). A cette fin, Epictète pose dès l'ouverture de son Manuel une distinction conceptuelle catégorique. Certaines choses dépendent de nous, et d'autres ne dépendent pas de nous. Par exemple, notre opinion sur l'art moderne dépend de nous ; mais il ne dépend pas de nous que notre équipe favorite remporte la coupe du monde de foot. Par définition, les choses qui ne dépendent pas de nous nous échoient ou nous sont retirées de manière indépendante de notre volonté, puisqu'elles ne dépendent pas de nous. Dès lors, si une chose qui ne dépend pas de nous, mais que nous jugeons bonne, nous échoie, alors nous pouvons en jouir, et nous en réjouir ; mais nous devons aussi garder à l'esprit que cette chose, puisqu'elle ne dépend pas de nous, peut ne pas nous échoir, et même, pire, peut nous être retirée.

Qu'une chose bonne, mais qui ne dépend pas de nous, nous échoie, constitue donc un "bon-heur" au sens étymologique du terme (un hasard heureux) ; mais ce ne peut en aucun cas être LE bonheur, disposition durable et assurée, puisque cette chose bonne peut nous être ôtée. Par définition, les choses qui ne dépendent pas de nous, n'étant pas en notre pouvoir (ou du moins pas complètement), demeurent d'une possession incertaine. Il faudrait que nous fussions fous pour nous appuyer sur elles. Au contraire, les choses qui dépendent de nous, entièrement soumises à notre volonté, nous sont toujours immédiatement disponibles. Libre à nous d'en jouir quand bon nous semble : ces choses ne connaissent ni empêchement ni entraves.

Epictète propose ainsi un programme limpide : le vrai bonheur réside tout entier dans une discipline du désir, qui, correctement réglé, ne portera que sur les choses qui dépendent de nous. Il s'agit de cesser de se tourmenter pour des choses qui ne dépendent pas de notre volonté, de réduire l'agitation de l'âme, la tempête des appétits qui nous tirent vers le lointain, alors que le bonheur, à notre portée en permanence, se trouve en nous, tout proche. Cette sérénité, cette paix intérieure, porte le nom d'ataraxie.

Ceci posé, il ne reste plus qu'à déterminer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Remarquons tout de suite que ces catégories sont strictes. Si une chose dépend en partie de nous, et en partie nous échappe, alors on doit considérer qu'elle n'est pas assurée, et qu'elle ne dépend pas du tout de nous. Examinons maintenant les diverses choses habituellement considérées comme des biens. La richesse, par exemple. Dépend-il de nous de gagner au loto, de réaliser une bonne affaire, de ne subir aucun accident qui nous obligerait à engager des dépenses ? Bien sûr que non : tout cela dépend des circonstances. De même pour la gloire, les honneurs, la réussite professionnelle (ci-contre, Bill Gates entarté à Bruxelles). Dépend-il de nous d'avoir des enfants, un conjoint bien portant, des parents en bonne santé ? Non, bien sûr : la maladie et la mort frappent en aveugles ; songeons que nos proches peuvent nous être retirés : ils ne dépendent pas de nous. Par extension, ne pas subir la maladie, la faim, le froid, la douleur, la fatigue, même la mort, tout cela ne dépend pas de nous. Nous n'avons sur toutes ces choses qu'un pouvoir très restreint, et elles nous frappent, que nous le voulions ou non.

Le panorama se réduit beaucoup. En fin de compte, existe-t-il une seule chose qui dépende de nous ? Oui, répond Epictète. Notre faculté de jugement dépend de nous. Nous jugeons que la mort, la maladie, la faim, etc. sont des maux ; et inversement, que la vie, la santé, la richesse etc. sont des biens ; mais il n'appartient qu'à nous de changer ces jugements. La preuve, explique Marc-Aurèle : au cours de la vie, nos opinions changent. Tel mets que nous appréciions particulièrement dans l'enfance nous paraît insipide ou écoeurant à l'âge adulte. Autrement dit, il dépend entièrement de nous d'acquiescer aux événements qui nous arrivent, ou de nous indigner contre eux ; mais il faut noter que ces événements nous sont bel et bien arrivés, dans un passé qu'il nous est d'ores et déjà impossible de changer ; nous révolter contre eux au présent n'a donc aucune espèce d'utilité ni d'intérêt. Dès lors, il ne nous reste plus qu'à acquiescer aux événements, qu'à dire au monde un "oui" franc et massif. Cette acceptation radicale du monde tel qu'il nous arrive constitue une assez bonne définition de la lucidité. Ce qui dépend de nous, c'est d'être lucides ou au contraire de nous complaire dans nos phantasias, nos représentations tronquées, nos imaginations, loin du monde réel. "Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires" résume Epictète (Manuel, VIII), "mais désire qu'elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours."

Le choix de la lucidité, qui s'accomplit dans la sûreté de la "citadelle intérieure" (selon le mot de Marc-Aurèle) où tout dépend de nous, culmine dans une "apathie", qui n'est ni une indifférence ni une insensibilité, mais plutôt une absence d'agitation sentimentale et, par suite, une absence d'agitation mentale. Il ne s'agit en rien d'un fatalisme facile, d'un abandon au destin, ou d'une résignation à l'injustice du monde, mais tout au contraire d'une maîtrise résolue des désirs par une conversion radicale à la lucidité et un refus catégorique de l'illusion. Aussi le bonheur stoïcien de l'ataraxie constitue-t-il l'exact contraire du confort hédoniste. Nous voilà bien loin des représentations habituelles du bonheur ! et c'est justement là le problème.


Suite du cours : irréductibilité du désir à la volonté

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S
Rarement, j'ai vu un tel sujet traité aussi remarquablement.L'on sent que vous savez de quoi vous parlez !Bravo !
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