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Le Labyrinthe - souffle des temps.. Tamisier..

Souffle et épée des temps ; archange ; prophéte : samouraï en empereur : récit en genre et en nombre de soldats divin face à face avec leur histoire gagnant des points de vie ou visite dans des lieux saint par et avec l'art ... soit l'emblème nouvau de jésuraléme.

Désir, passions, amour - 2



2) Irréductibilité du désir à la volonté

A de nombreux égards, il peut paraître urgent de s'insurger contre la philosophie stoïcienne. Sans doute, on peut dénoncer dans le désir une attittude de fuite, d'esquive, d'évasion illusoire devant un réel décevant ou effrayant. Par exemple, en pleine épidémie de peste noire, en 1348 à Florence (ci-contre ; la maladie emporte les deux tiers de la population en quelques semaines), alors que les cadavres pourrissent dans les rues, les peintres s'ingénient à représenter des Madones radieuses ; mais l'"apathie" que prônent les stoïciens est-elle acceptable socialement ? Osera-t-on vraiment rester de marbre devant la maladie de nos enfants, de nos parents, de nos amis ? N'esquisse-t-on pas là un visage monstrueux, voire inhumain ? Quelle cruauté !

Epictète pourrait répondre à cette révolte qu'il s'agit, exactement, d'une agitation de l'âme qu'il convient de supprimer ; mais il propose une réponse plus subtile : puisque notre situation sociale ne dépend pas que de nous, alors à tous points de vue, nous sommes comme des comédiens en représentation. Il rappelle (Manuel, XVII) : "Souviens-toi que tu es acteur dans la pièce où le maître qui l'a faite a voulu te faire entrer : soit longue, soit courte. S'il veut que tu joues le rôle d'un mendiant, il faut que tu le joues le mieux qu'il te sera possible. De même s'il veux que tu joues celui d'un boiteux, celui d'un prince, celui d'un particulier ; car c'est à toi de bien jouer le personnage qui t'a été donné ; mais c'est à un autre à te le choisir." Concernant les rapports de compassion, cette analyse donne une conclusion nette (Manuel, XVI) : "Quand tu vois quelqu'un dans le deuil, et fondant en larmes, [...] prends garde que ton imagination ne t'emporte et ne te séduise en te persuadant que cet homme est dans de véritables maux [...]. S'il est pourtant nécessaire, ne refuse point de pleurer avec lui, et de compatir à sa douleur par tes discours, mais prends garde que ta compassion ne passe au-dedans, et que tu ne sois affligé véritablement."

Encore pire ! s'indignera-t-on. L'insensibilité stoïcienne est bel et bien une indifférence, mais pour les besoins des relations sociales, on nous conseille une compassion de façade, une hypocrisie scandaleuse ! Quelle morale ! Malheureusement, cette répugnance porte, en partie, à faux. Rien ne garantit que le bonheur s'accorde avec la sincérité ; or le stoïcisme ne promet aucunement la sincérité, mais seulement le bonheur. Du reste, la sincérité n'est peut-être pas un bien : ici aussi, il s'agit d'un jugement de valeur que la lucidité peut nous amener à réformer.

En revanche, il existe une critique philosophique sérieuse contre le stoïcisme, dont le programme consiste à réduire ses désirs dans le cadre strict de la lucidité ; mais qui pourrait désirer lucidement un "bonheur" aussi rude que l'ataraxie, cet exercice "à avaler des cailloux et des vers, des tessons et des scorpions [jusqu'à ce que] l'estomac [devienne] indifférent à tout ce qu'offre le hasard de l'existence" comme l'écrit plaisamment Nietzsche (Gai Savoir, §306) ? Cette question pratique se double d'une question théorique : la doctrine stoïcienne présuppose une soumission du désir à la lucidité ; mais pour vouloir atteindre la lucidité, il faut bien, déjà, la désirer ! Loin de se réduire facilement aux choix de l'esprit, l'appétit le précède et le détermine. Le désir échappe à toute maîtrise, parce que la maîtrise d'une chose quelconque (même ses propres désirs) présuppose le désir de la maîtriser. Le désir reste architectonique à toute pensée, et à tout jugement de valeur. Dans un sens, on peut affirmer que la pensée n'est jamais que la forme d'un désir, lequel l'investit, l'anime, la manifeste et la force à se formuler.

PROPOSITION 6
Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. […]

PROPOSITION 7
L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose. […]

PROPOSITION 9
SCOLIE
Quand on rapporte cet effort à l’Esprit seul, on l’appelle Volonté, mais quand on le rapporte simultanément à l’Esprit et au Corps, on l’appelle Appétit ; et celui-ci n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation ; c’est pourquoi l’homme est nécessairement déterminé à les accomplir. En outre, il n’y a aucune différence entre l’Appétit et le Désir, si ce n’est qu’en général on rapporte le Désir aux hommes en tant qu’ils sont conscients de leur appétit ; c’est pourquoi on pourrait le définir ainsi : Le Désir est l’appétit avec la conscience de lui-même. Il ressort donc de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons.
Spinoza, Ethique, III

Il faut mesurer le renversement qu'ose ici opérer Spinoza. Pour les stoïciens, le jugement de valeur précède le désir : si nous désirons la richesse, par exemple, c'est parce que nous jugeons qu'elle nous serait profitable ; dès lors, il nous suffit de changer ce jugement de valeur pour éteindre notre désir : si nous décidons de juger que la richesse nous apportera plus de maux que de plaisirs, nous cesserons très facilement de la poursuivre. Spinoza, lui, affirme une position contraire : le jugement de valeur selon lequel la richesse est un bien n'est que le voile pudique sous lequel la conscience dissimule un appétit bien plus profond, bien plus animal - l'effort de persévérer dans son être (ce que nous pourrions appeler, pour les êtres vivants, l'instinct de conservation). Non seulement il paraît impossible d'atteindre la lucidité sans désir, mais encore, et à plus forte raison est-il impossible de discipliner le désir dans les bornes de la volonté, laquelle se définit comme un désir raffiné par la lucidité.

La conscience, la lucidité, la volonté etc. s'avèrent alors complètement impuissantes face au désir puisqu’elles lui courent après sans cesse et, à vrai dire, en émanent (comparer cette formulation avec les thèses de Freud - voir le cours sur l'inconscient - peut constituer un exercice intéressant, mais qui déborde le cadre du présent cours).

De plus, la position spinoziste présente une autre dimension. Le désir, entendu comme appétit conscient, constitue l’essence même de l’humain, et la garantie de sa survie ; mais alors, quel peut bien être le sens d'une philosophie ascétique, qui prône la discipline des désirs ?

L’homme, l’animal le plus vaillant et le plus endurci à la souffrance, ne refuse pas en soi la souffrance, il la veut, il la recherche même, pourvu qu’on lui en montre le sens, un pourquoi de la souffrance . C’est l’absence de sens et non la souffrance elle-même qui était la malédiction jusqu’ici répandue sur l’humanité, – et l’idéal ascétique lui offrait un sens ! Jusqu’ici c’était le seul sens ; n’importe quel sens vaut mieux que pas du tout ; à cet égard l’idéal ascétique était le « faute de mieux » par excellence qu’on pouvait trouver. En lui la souffrance était interprétée ; l’énorme lacune paraissait comblée […]. On ne peut absolument pas se cacher ce qu’exprime précisément toute cette volonté qui a reçu sa direction de l’idéal ascétique : cette haine de l’humain, plus encore, de l’animalité, plus encore, de la matérialité, cette répulsion devant les sens, devant la raison même, cette peur du bonheur et de la beauté, cette exigence d’échapper à toute apparence, à tout changement, à tout devenir, à la mort, au désir, à l’exigence même – tout cela signifie, osons le comprendre, une volonté de néant, une répugnance à la vie, une révolte contre les conditions les plus fondamentales de la vie, mais c’est et cela reste une volonté ! […] l’homme préfère vouloir le néant plutôt que de ne pas vouloir du tout.
Nietzsche, la Généalogie de la morale, III, §28

Si le désir, variété consciente des appétits animaux, s'analyse comme l'expression de la vie corporelle, alors on ne peut pas du tout dissimuler la forte connotation masochiste de tous les ascétismes, à commencer par le stoïcisme. Il faut mesurer la violence inouïe que ces philosophies conseillent de commettre contre nous-mêmes. Quoi de plus malsain, de plus méchant, de plus morbide ? Quoi de plus affreux que cet enfermement  volontaire dans les murs étroits de la citadelle intérieure, vraie prison mentale doublée d'une prétentieuse tour d'ivoire (ci-contre, la citadelle de Haïti) ? Quoi de plus atroce que cette castration, cette stérilisation, cet élan coupé net, rabroué avec une cruauté d'autant plus odieuse qu'elle se farde des couleurs de la raison ?

D’ailleurs, est-ce bien raisonnable ? Un relent de suicide ne flotte-t-il pas dans cette philosophie ? Se consoler de la mort au motif qu'elle arrivera quoi que nous fassions, n'est-ce pas du même coup dévaluer la vie ? Ne trouve-t-on pas là une résignation, voire une démission d'autant plus grave que, dans l'exacte mesure où le désir précède la pensée, alors nous ne pouvons pas savoir si oui ou non nos désirs sont irréalisables avant d'avoir essayé de les réaliser, justement ? Deux exemples illustreront ce point. Lorsque, en 1802,
Beethoven devient sourd (ci-contre, portrait par Andy Warhol), au mépris de tout bon sens il refuse d'accepter son infirmité et, dans un sursaut de révolte, il continue son travail de compositeur, livrant alors certaines de ses sonates les plus remarquables - ainsi l'Appassionata - et surtout son chef-d'oeuvre, la Symphonie Héroïque (deux oeuvres datées de 1805). Quelle chance qu'il n'ait pas "acquiescé" à "ce qui lui arrivait" ! Lorsque l'aviateur Henri Guillaumet s'écrase dans les Andes le 13 juin 1930, sa situation est critique. Sans vivres ni boisson, perdu dans une tempête de neige, il abandonne la carcasse de son engin et marche. Une semaine durant, il marche sans trève, passant trois cols. Lorsque, enfin, il rejoint un village et qu'il explique d'où il vient, les autochtones refusent de le croire. Comment réussit-il un tel exploit ? Relatant son expérience, il raconta qu'il n'avait jamais cessé de songer à son épouse, Noëlle, et qu'il s'était dit : « Si ma femme croit que je suis vivant, elle croit que je marche ».

Dans la prodigieuse révolte du désir contre une réalité inacceptable, l'exploit devient possible et même l'invraisemblable, même l'incroyable, peuvent se concrétiser. Au plus profond de la détresse, le désir nous pousse vers l’avant, nous permet parfois de survivre, même lorsqu’il n’y a plus aucune raison rationnelle d’espérer, parce qu’il y a quelque chose de plus, quelque chose de beau.

Est-il bien sage, alors, de museler le désir au nom d'un prétendu "réalisme" ? Tenant compte de la très grande proximité entre désir et énergie vitale, ne faut-il pas plutôt le célébrer ?

Suite du cours : la classification des désirs


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J
Tous ces points de vue de philosophes sont interessants, mais je ne vois pas encore bien, sans vouloir les confondre,  ce qui distingue le désir de la volonté. <br /> Pour ma part, je dirais qu'ils ont au moins un point commun de taille, c'est qu'ils dépendent d'une pensée. D'accord avec Spinoza pour dire que la volonté naît de l'entendement. Or, il me paraît intellectuellement et expérimentalement évident qu'en absence de pensée, de sens, pas de désir possible en dehors des instincts naturels. Au moins, on ne peut nier, je pense, que pour qu'un désir apparaisse à propos de quelque chose qui n'est pas présent ici et maintenant, il faut de la pensée.<br /> Pourriez-vous me donner votre avis personnel ?  
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