Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
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II. Critique du travail
1) La vanité du travail
La difficulté de définir le « réalisme », mise en lumière par les impressionnistes, amène de nombreux peintres contemporains à prendre acte de l'échec de l'art figuratif pour se lancer dans l'abstraction (ci-contre, Hommage à Blériot de Robert Delaunay, 1914, un des pionniers de l'abstraction lyrique : la toile constitue pour l'essentiel une « symphonie de couleurs » abstraite avec les cercles concentriques caractéristiques de Delaunay, mais on distingue encore la Tour Eiffel, l'hélice et l'aéroplane).
Pourtant, on peut dire que Platon destinait déjà la tentative de l'art occidental à l'échec. Dans le cours sur la conscience, on a montré que les apparences des objets changent (ainsi, la couleur de la table devant moi évolue en fonction de l'éclairage) ; et cependant, nous continuons d'appeler la table « table », comme si cette variation de couleur n'avait aucune importance - le fait est que, pour nous, dans l'usage que nous faisons quotidiennement de la table, ces changements de teintes restent secondaires. A partir de cette observation, Platon oppose le monde sensible (des apparences) au monde des Idées (ce qui, au-delà des variations d'apparences, ne change pas) ; or, argumente Platon, l'intangibilité caractéristique des Idées implique qu'elles soient plus réelles que les apparences, parures fugaces des objets. Ajoutons, puisqu'elles ne changent pas, que les Idées existent de toute éternité : elles étaient là avant la création du monde matériel, et elles persisteront après sa disparition. Il faut donc croire que Dieu (ou plus exactement, dans le vocabulaire platonicien, le Démiurge - demiurgos, en grec, désigne l'artisan potier - comme quoi nous n'avons pas quitté la question de fond) a confectionné le monde sensible, matériel, en prenant modèle sur les Idées qu'il contemplait - ce qui explique, d'ailleurs, pourquoi un roncier ressemble aux autres ronciers (ou un cheval aux autres chevaux) : le Démiurge avait le même modèle pour tous. Ceci posé, la tâche du philosophe, qui recherche la vérité, consiste à dépasser les apparence pour contempler les Idées (voir l'allégorie de la Caverne, République, livre VII) ; tandis que l'artiste, lui, s'intéresse aux apparences et cherche à les restituer. Pourtant, cela l'amène à élaborer une copie (tronquée) d'un objet matériel (trompeur), lequel est lui-même une copie de la seule vraie réalité : l'Idée. L'oeuvre d'art, copie d'une copie, s'éloigne donc de trois degrés de la vérité. L'artiste apparaît comme un dangereux faussaire, un charlatan qu'il convient d'exiler loin de la Cité juste (République, livre X, p. 598b et suivantes). D'ailleurs, si nous reprenons le texte de Nietzsche donné en ouverture de ce cours, nous découvrons une idée tout similaire : le « grand art » a pour fonction de dissimuler, de cacher, de créer toute une hypocrisie - et même si Nietzsche la connote positivement, il n'en reste pas moins qu'à ses yeux, l'art est d'abord là pour tromper le spectateur.
L'art imitatif constitue donc une filouterie ; mais quid de l'ingénierie ? L'humain sera-t-il plus heureux dans son imitation de la nature quand il cherche à faire oeuvre utile ?
Comme de vray nous n'avons autre mire de la verité, et de la raison, que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict et accomply usage de toutes choses. [Ailleurs] sont sauvages de mesmes, que nous appellons sauvages les fruicts, que nature de soy et de son progrez ordinaire a produicts : là où à la verité ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice, et destournez de l'ordre commun, que nous devrions appeller plustost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses, les vrayes, et plus utiles et naturelles, vertus et proprietez ; lesquelles nous avons abbastardies en ceux-cy, les accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. [Ce] n'est pas raison que l'art gaigne le poinct d'honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par noz inventions, que nous l'avons du tout estouffée. Si est-ce que par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à noz vaines et frivoles entreprinses. […] Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à representer le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté, et l'utilité de son usage : non pas la tissure de la chetive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par l'art. Les plus grandes et plus belles par l'une ou l'autre des deux premieres : les moindres et imparfaictes par la derniere.
Montaigne, Essais, I, Des Cannibales
L'art en général, artisanat compris, implique une dénaturation des objets sur lesquels il s'exerce. Il réforme les choses pour les adapter aux goûts humains, trop humains ; et Montaigne dénonce l'usage du terme « sauvage » en lieu et place de l'adjectif correct, « naturel » : il faudrait plutôt appeler « sauvages » ces objets artificiels produits par notre industrie, et si médiocres, si ratés par rapport aux productions de la nature.