III. Dépasser les apparences
Platon nous explique que, au-delà des purs points de vue subjectifs, il existe au moins une vérité objective, à savoir les mathématiques. Dans ce cas, le relativisme apparaît comme une solution de facilité, comme une paresse de l’entendement devant les mathématiques - science aride et abstraite, il faut l'admettre. Par ailleurs, les mathématiques expriment sans doute des rapports objectifs entre les choses ; mais pouvons-nous connaître ces choses elles-mêmes ? et, si oui, comment ?
1) Formuler le problème
Quelques termes simples, au sens défini et clair, nous aideront à traiter ces questions. Appelons « sense-data » ces choses immédiatements connues dans la sensation : couleurs, sons, odeurs, les différentes duretés, rugosité etc. Et appelons « sensation » l'expérience d'être immédiatement conscient de ces choses. Ainsi, voir une couleur, c'est avoir une sensation de la couleur, mais la couleur elle-même est un sense-datum, pas une sensation. La couleur est ce dont nous avons immédiatement conscience, et cette conscience elle-même est la sensation. Il est évident que toute connaissance de la table passe par les sense-data [...] que nous associons à la table ; mais, pour des raisons déjà invoquées, nous ne pouvons dire que la table est l'ensemble des sense-data, ni même que les sense-data sont des propriétés appartenant directement à la table. [...] A propos de la table réelle, si elle existe, nous parlerons « d'objet physique ».
Russell, Problèmes de philosophie, chapitre I, traduction F. Rivenc.
Russell opère une distinction conceptuelle entre le processus cognitif de la perception (qu'il appelle « sensation »), et le contenu de la perception (qu'il appelle « sense-datum » au singulier, « sense-data » au pluriel). Cette distinction ne correspond pas à la distinction des sceptiques entre sensation et assentiment, car même dans la « sensation » au sens de Russell, nous ne jugeons pas encore que les sense-data dont nous sommes conscients reflètent « vraiment » la réalité. En revanche, les sense-data se rapprochent beaucoup des « apparences » et « l'objet physique » de la « réalité ». (Dans le vocabulaire kantien, signalons-le tout de suite, cette distinction correspond, grosso modo, à la différence entre le « phénomène » et le « noumène » : d'une manière générale, au bac, il est préférable d'employer les termes de Kant, auteur plus familier que Russell à la majorité des correcteurs.)
Que nous apprend ici Russell ? Dans la vie de tous les jours, et en dépit de ses apparences changeantes, nous parlons de « la » table au singulier, comme s'il s'agissait d'un seul objet. Malheureusement, nous savons que toutes nos perceptions de « la » table se mélangent avec les apparences particulières variées que « la » table présente selon les moments et les points de vue. Nous ne percevons jamais « la » table directement, et absolument (c'est-à-dire « déasffublée » de ses apparences). En termes kantiens : nous n'avons pas accès au noumène.
De là, deux questions qui affleurent dans le texte de Russell cité ci-dessus. Primo : rien ne prouve, à ce stade, que « la » table existe bel et bien, puisque nous ne la percevons jamais directement. Peut-être n'y a-t-il « rien » « derrière » le phénomène, ou au-delà des sense-data - raison pour laquelle Russell précise : « la table réelle, si elle existe ». Nous retrouvons l'hypothèse vertigineuse : si le monde, en fait, n'existait pas - ou du moins pas plus que nos songes ? Pourtant, le sens commun se rebelle contre une telle idée, pour trois raisons. D'abord, tout le monde parle de « la » table comme si sa réalité était une évidence indubitable, exactement de la même manière que tout le monde reconnaît que « deux et deux font quatre ». Ensuite, nous avons appris à nous méfier de nos perceptions imparfaites ; dès lors, si nos perceptions effectives nous trompent sur les objets réels, nous devons admettre aussi qu'une absence de perception ne permet pas de conclure à l'inexistence de l'objet : ce n'est certainement pas parce que je ne vois pas « la » table qu'elle n'existe pas. Enfin, je ne perçois peut-être pas « la » table, mais je perçois des sense-data qui en sont les indices ; or ces indices doivent bien être causés par « quelque chose », même si je dois reconnaître à présent que je ne sais rien de sûr à propos de ce « quelque chose ».
Postulons, donc, qu'il existe bel et bien « quelque chose » comme « la » table, et que cet « objet physique » se trouve indiqué par les apparences que j'en perçois - même si j'ai toutes les raisons de penser que ces indices sont incomplets et trompeurs. Eh bien, nous nous trouvons, secundo, face à une autre question tout aussi gênante que la première : quelle est la nature du lien entre les sense-data que je perçois, et l'objet physique qu'ils indiquent ? Russell se garde bien de se prononcer trop hâtivement sur ce point : aussi utilise-t-il un verbe neutre et nous renvoie-t-il la responsabilité de ce lien : « les sense-data que nous associons à la table ». A vrai dire, on ne peut probablement rien faire de mieux, puisque nous ne connaissons pas directement l'objet physique. Il nous est donc, à ce stade, impossible de nous prononcer sur la nature du lien entre cet objet physique et les sense-data. Le bon sens voudrait que nos sense-data soient l'effet de l'objet physique - lequel serait donc la cause de nos perceptions ; mais rien n'est moins sûr... et dans ce cas, les sense-data « n'indiquent » rien du tout ! Alors, la table existe-t-elle ? Nous retombons sur la première question !
Face à ces difficultés, et en vue de cerner au plus près « l'objet physique », une stratégie pragmatique apparaît comme une solution évidente. Puisque tout le monde parle de « la » table, essayons de déterminer ce sur quoi ces différentes opinions s'accordent.
2) La conciliation des points de vue
La méthode consiste à neutraliser les particularités de chaque subjectivité individuelle par comparaison avec toutes les autres subjectivités : leur dénominateur commun doit être assez proche de « l'objet physique ». Leibniz préconise cette solution, et propose l'exemple d'une ville qui, par exemple, compte une cathédrale à l'est et un hôpital à l'ouest. Un observateur placé au sud verra la cathédrale à sa droite et l'hôpital à sa gauche, tandis qu'un autre observateur placé au nord verra la cathédrale à sa gauche et l'hôpital à sa droite. Pourtant, explique Leibniz, il s'agit bien de la même ville. Il doit donc être possible de réconcilier les points de vue subjectifs dans une même représentation de la ville. En l'occurrence, une projection cartographique permet d'y parvenir : non seulement on réconcilie les points de vue, mais encore, en orientant la carte, on peut les retrouver (un bon point au premier qui identifie la ville représentée sur la carte ci-contre !).
(Soulignons que la carte possède deux caractères remarquables : primo, il s'agit d'une représentation symbolique selon une projection mathématique - étrange écho à la réfutation socratique du relativisme ; et étrange écho à la pensée du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein - et la ville matérielle dont je parcours les rues ne ressemble pas à la carte. Secundo, la carte est tracée depuis un point de vue (au-dessus de la ville) que nulle personne charnelle n'occupe effectivement. Il s'agit donc d'une reconstruction abstraite.)
La leçon de Leibniz est lumineuse : si l’on confronte les points de vue, on en fait émerger ce qui est commun à tous, et ces éléments communs sont probablement la vérité ; en tous cas, ils cernent au plus près « l'objet physique » dont tout le monde parle. Voilà une conception démocratique et tolérante de la vérité, très prisée à notre époque. C’est comme cela qu’on s’y prend pour les prises de décisions importantes dans les conseils de direction des grandes entreprises : chacun donne son avis, et concourt à l'élaboration d'une décision négociée selon l'esprit d'équipe.
3) L’Allégorie de la Caverne (République, livre VII, 514a-518b)
Malheureusement, cette méthode se révèle aussi idiote que dangereuse.
« Notre » pensée, formatée par les générations précédentes, mais aussi par le langage que nous utilisons (voir le cours sur le langage), véhicule à son insu toutes sortes de représentations, de croyances, de sous-entendus. Ce sont nos préjugés, et bien évidemment ces préjugés communs - parce que la culture et la langue sont communes - sont justement ce qui émerge et ce sur quoi nous tombons d'accord lorsque nous « confrontons » les points de vue. Avec la méthode de Leibniz, nous risquons de confondre vérité et préjugés. Platon exprime cette idée dans un passage célèbre, connu sous le nom d'Allégorie de la Caverne. Ce passage se trouve au début du septième livre de la République. J'indique entre parenthèses les « pages de Stephanus » (notation internationale des pages de Platon, par référence à l'édition des oeuvres complètes par Henri Estienne, au XVIè siècle)
(514a) Socrate reprit : Maintenant représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont retenus là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchainés, de sorte qu'ils ne peuvent ni bouger ni voir ailleurs que (514b) devant eux, la chaine les empéchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionettes dressent devant eux et au dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Glaucon : Je vois cela.
Socrate : Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant (514c) des objets de toute sorte, qui paraissent au-dessus du mur, et des statuettes d'hommes (515a) et d'animaux, en pierre en bois et en toute espèce de matière; naturellement parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
Glaucon : Voilà un étrange tableau, et d'étranges prisonniers !
Socrate : Ils nous ressemblent ; et d'abord, crois-tu que, dans cette situation, ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
Glaucon : Non, puisqu'ils sont forcés de rester toute leur vie (515b) la tête immobile.
Socrate : Et pour les objets qui défilent derrière eux, ils n'en auront vu que l'ombre ?
Glaucon : Sans contredit.
Socrate : Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ?
Glaucon : Nécessairement.
Socrate : Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux?
Glaucon : Non, par Zeus !
Socrate : Assurément ces captifs (515c) n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
Glaucon : Cela est inévitable.
Platon expose, dans ce passage, une idée très proche de nos conclusions précédentes : nous devons reconnaître que, dans notre « condition première » - avant de philosopher - nous jugeons « réels » de simples effets de lumière, des taches colorées à la surface des choses - autrement dit, leurs apparences (la photo ci-dessus est (c) Charles Klanit). Cependant, il existe un moyen de surmonter cette condition initiale.
Socrate : Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements, il souffrira et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets (515d) dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraitront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?
Glaucon : Sans doute.
Socrate : Et si on le force à regarder (515e) la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?
Glaucon : Assurément.
La première attitude du philosophe débutant n'est pas une joie enthousiaste à l'idée de découvrir un monde nouveau : au contraire, l'incrédulité, jointe à la sensation très désagréable de ne plus comprendre l'univers, provoque chez lui une réaction rétrograde, et il cherche d'abord à retourner à ses préjugés anciens ; aussi, s'il doit atteindre la vérité, doit-il se faire violence :
Socrate : Et si on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir trainé jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu (516a) à la lumière, pourra-t-il, accablé par sa splendeur, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons réelles ?
Glaucon : Il ne le pourra pas d'abord.
Socrate : Il aura je pense besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord, ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes (516b) et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Glaucon : Je le crois.
Socrate : A la fin j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.
Glaucon : Certainement.
Platon présente ici une double thèse. La première nous est familière : pour nous libérer des chaînes de nos préjugés, et pour atteindre la lucidité, nous devons nous faire violence (quelle motivation nous y poussera ? voir à ce sujet ce cours-ci). La seconde peut paraître beaucoup plus étonnante : nous avons besoin d'un « temps d'acclimatation » à la réalité. Les problèmes de philosophie demandent une « habitude », une « pratique » avant que nous ne soyons capables de découvrir la vérité - et nous pouvons tirer de là une triple leçon. Primo, la tentation de retourner à nos préjugés initiaux existe toujours, et continue de peser sur nous, même à notre insu, même lorsque nous sommes déjà bien avancés dans l'étude de la philosophie. Notre vigilance ne saurait prendre fin. Secundo, la sagesse requiert une pratique constante, ou du moins quotidienne. Aussi tous les avis ne se valent-ils pas, et il est très facile de distinguer entre les gens de bon conseil et les autres : il suffit de regarder leurs emplois du temps. Tertio, il est évidemment impossible, en une année, de vous « acclimater » ainsi à la sagesse : tout au plus peut-on vous donner le goût de l'escalade. Ne vous attendez donc pas à voir le soleil se lever dans la salle de classe - et n'allez pas croire que le prof de philo vous dit la vérité. Hé, hé.
Socrate : Après cela, se mettant à raisonner, il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière est (516c) la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
Glaucon : Il est évident que c'est par tous ces degrés qu'il arrivera à cette conclusion.
Socrate : Se souvenant alors de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?
Glaucon : Tout à fait.
Socrate : Et si les captifs se décernaient entre eux louanges et honneurs, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières (516d), ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que l'homme dont nous parlons fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien comme ce héros d'Homère, ne préféra-t-il pas mille fois n'être
qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur,
et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions de vivre comme il vivait ?
Glaucon : Je ne doute pas (516e) qu'il ne soit disposé à tout souffrir plutôt que de vivre de la sorte.
Confirmation, par Platon, de ce que nous exposiions tout à l'heure : l'acclimatation à la sagesse, autrement dit la priorité absolue que le philosophe accorde à la sagesse sur toute autre préoccupation, conduit à dauber les honneurs que le commun des mortels tient en grande estime : ainsi la gloire artistique, le suffrage politique, le triomphe sportif.
Socrate : Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?
Glaucon : Oui, vraiment.
Socrate : Et si, tandis que sa vue est encore confuse, et avant (517a) que ses yeux se soient remis et accoutumés à l'obscurité, ce qui demande un temps assez long, il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens ? Ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut, il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?
Glaucon : Cela paraît fort probable.
Perspective plus gênante : l'accès à la véritable connaissance - c'est-à-dire le dépassement des apparences pour saisir la réalité des choses « derrière » les apparences (tout comme les figures dont les ombres se projettent sur le fond de la caverne sont « derrière » les prisonniers) - conduit à des conclusions tellement contraires aux préjugés de la foule qu'un philosophe doit être d'une extrême prudence quand il les exprime. Qu'on le couvre de ridicule, passe encore ; mais qu'il insiste, qu'il reste sérieux, qu'il attaque frontalement les préjugés, qu'il montre à quel point les « idées » de la plupart des gens sont effectivement dénuées de fondement, stupides et dangereuses, et il risque la mort. Vraiment, la mort. Dans un sens, parce que la vérité n'est pas politiquement correcte, il faudrait être fou pour la dire ; ou alors, il faudrait un véritable esprit de sacrifice. Socrate est bien placé pour le savoir (voir le cours sur l'Apologie de Socrate) ; mais Galilée aussi, et Giordano Bruno, et Rousseau, et Darwin, et Nietzsche, et Wegener, et tant d'autres. D'une manière générale, nos maîtres meurent plutôt lynchés, brûlés vifs avec leurs livres, seuls et exilés, que dans leurs lits, couverts de gloire, riches, et aux côtés de personnes plus jeunes qu'eux. On ne leur accorde pas d'obsèques nationales mais plutôt, comme Mozart, ils sont accompagnés à la fosse commune par un chien galeux. On comprend bien pourquoi : l'homme de la rue peut haïr la philosophie, qui le traite avec un tel dédain, et même avec une telle rudesse.
Nulle animosité dans ces constats, notons-le : il s'agit seulement de reconnaître que la vérité n’est peut-être pas du tout démocratique. Si on peut se tromper tous ensemble, alors cela veut dire réciproquement qu’on peut fort bien avoir raison tout seul. Si la vérité était démocratique, on voterait pour ou contre le fait que la Terre tourne. D'une manière générale, nous enseigne Platon dans l'Allégorie de la Caverne, les opinions communes, du fait même qu'elles sont communes (donc que même les plus optus imbéciles y souscrivent), doivent être considérées comme suspectes. Les croyances les plus répandues (à commencer par les dictons) sont, neuf fois sur dix, les plus fausses, les plus bêtes, voire les plus criminelles : ainsi ces deux « idées » qui précipitèrent l'extermination des Juifs d'Europe : « on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs » (autrement dit : n'ayons pas peur de massacrer aujourd'hui pour que nos lendemains chantent) et « si je ne le fais pas, un autre que moi le fera, et même il fera bien pire » (autrement dit, étant un salaud, j'en déduis que tout le monde l'est).
Répétons-le encore : nous sommes prévenus. Le choix proposé à la fin de cet article ne saurait être pris à la légère.
Cependant, si nous décidons d'opter pour la philosophie, nous savons maintenant que nos préjugés nous enchaînent. Nous en débarrasser constitue une priorité. Comment réussir dans cette entreprise ? Comment repérer, analyser, dépasser et si possible supprimer nos préjugés ? Grâce à une faculté absolument extraordinaire de la pensée humaine, laquelle nous élève, en vertu de cette faculté, au-dessus de tous les autres animaux : la conscience est capable de se prendre elle-même pour objet.
En fait, c’est ce qu’elle fait tout le temps. Quand je perçois la table, je sais bien que c’est moi qui la perçois, pas le Président ni vous ni Leibniz. La conscience présente en permanence une dimension réflexive. Non seulement elle redouble le monde (comme un miroir « réfléchit ») mais en plus elle me revoie à moi-même : et lorsque je me consacre entièrement à cette tâche de m’examiner moi-même, d’examiner mes pensées, de les évaluer et de la juger, j’appelle cela « réfléchir ».
Dans la perspective qui nous occupe, cette propriété de la conscience constitue une découverte fabuleuse, ô combien précieuse ! Par la conscience réfléchie, en revenant sur ma propre pensée, je puis reconnaître mes propres erreurs, y compris les défauts de ma perception. Je puis admettre que je me suis trompé, et en tirer les leçons. Je suis capable de m’élever tout seul. Encore une fois : moi, je. Moi, le sujet.
Suite du cours : vers conscience de soi et existence.