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Le Labyrinthe - souffle des temps.. Tamisier..

Souffle et épée des temps ; archange ; prophéte : samouraï en empereur : récit en genre et en nombre de soldats divin face à face avec leur histoire gagnant des points de vie ou visite dans des lieux saint par et avec l'art ... soit l'emblème nouvau de jésuraléme.

Travail, technique, technologie - 4

 
3) L’imitation

Comment remplir le programme de Hume ? Tout simplement en imitant ce qui fait le mieux : la nature. On profite de la nature pour l’exploiter, la mettre en valeur, dans deux dimensions simultanée : comme réserve de matières premières et comme exemple à imiter. Descartes est clair dans la partie VI du Discours de la Méthode : il s’agit de connaître l’action des différents corps pour nous en rendre
« comme maîtres et possesseurs ».

En matière artistique, cette imitation, ce
« réalisme », a longtemps été le critère même de l’œuvre d’art réussie. Pour de très nombreux amateurs, la phrase « C'est bien peint » signifie en fait que c’est ressemblant, autrement dit qu'on reconnaît le modèle (voir à ce sujet le critère de Voltaire dans le cours sur la diversité des goûts). L'artiste reproduit, aussi fidèlement que possible, le réel qu'il a choisi pour modèle - le sommet de l'art se confondant alors avec le trompe-l'oeil. On compte pléthore d’anecdotes à ce sujet : la légende raconte que le peintre grec Zeuxis représentait si fidèlement les raisins que les oiseaux venaient picorer ses fresques. Marguerite Yourcenar a également narré l'émouvante histoire du peintre Wang-Fô qui, condamné à mort, parvient à s’enfuir par son tableau (Comment Wang-Fô fut sauvé, dont une étude élégante et synthétique est consultable ici).

Pourtant, ce choix du
« réalisme » pose un épineux problème que je propose d'examiner par l'étude comparée de deux toiles : le Tricheur à l'as de carreau de Georges de la Tour et les Joueurs de cartes de Paul Cézanne, deux toiles figuratives.

Avec Le Tricheur à l’as de carreau (première moitié du XVIIè), Georges de la Tour s’inscrit dans la tradition classique du beau régulier et de la peinture illustrative ; mais contrairement à ses prédécesseurs qui proposaient plutôt des représentations de scènes mythologiques, bibliques ou historiques, La Tour excelle dans les scènes de genre - ainsi cette triviale partie de cartes. Enoncées pour la première fois en 1435 par Leon Battista Alberti dans son traité De Pictura (dont une bonne présentation figure ici), les règles de la perspective sont parfaitement maîtrisées : La Tour, par un recours minutieux à la technique du raccourci, parvient à la faire presque oublier : les quatre personnages illuminés contre un fond noir presque réduit à deux dimensions, la profondeur n’est suggérée que très légèrement par une bande lumineuse, sorte de marge droite suggérant une porte vers une pièce annexe.

Le fond monochrome attire l’attention sur les quatre personnages, et plus précisément sur le centre de la toile, sur le coin gauche du décolleté de la joueuse centrale. Sa peau très blanche, brillante sous l’éclairage, contraste violemment sur le fond. Nous entrons ainsi dans la toile : la joueuse centrale se tourne imperceptiblement vers la servante, à gauche. Le regard et les mains accentuent le mouvement. La servante apporte une coupe de vin, ramenant le regard vers l’index pointé qui détermine, avec le bord de la table renforcé par la main gauche de la joueuse, un angle qu’investit, à l’extrême gauche, les cartes glissées dans la ceinture du tricheur du titre. La blancheur ivoirine des cartes permet à nouveau un contraste avec le fond, insistant ainsi sur le récit. La main droite du tricheur brandit des cartes, lesquelles contrastent encore avec le caraco de la servante. Dans le prolongement de ces cartes, nous découvrons l’œil du quatrième personnage, future victime du tricheur. Ce mouvement du regard se renforce, en haut, par le regard de la servante et, en bas, à la fois par le jaune (couleur de la traîtrise selon le symbolisme classique) de la tunique du tricheur prolongé dans le jaune de la table de jeu et par une traînée sombre qui court de la ceinture du tricheur par son bras, son ombre et le bord de la table, jusqu’aux pièces d’or empilées devant la future victime. Le jeune noble à la mise recherchée, voire prétentieuse, trie consciencieusement ses cartes, ignorant du complot tramé contre lui.
 
Propos parfaitement clair, récit parfaitement lisible, que conduit, par quelques détails discrets, un réseau de lignes et de focales conduisant le regard dans un balayage très naturel de la toile, du centre vers la gauche, puis de la gauche vers la droite. Le spectateur glisse d’un personnage à l’autre, parcourant l’espace du tableau en une sorte de danse visuelle délicate et ingénieuse, invitant insensiblement le spectateur à se faire complice du tricheur et à se réjouir de la sottise et de l’aveuglement de la victime – invitation qu’accentue la pose du tricheur.

Comment La Tour réussit-il un tel tour de force ? En adoptant sans réserve les règles de composition classiques, le
« canon ». On peut par exemple couper la toile par moitiés dans la largeur, puis par quarts. On obtient ainsi quatre bandes verticales d'aires égales, dans chacune desquelles on trouve un personnage de la toile, et un seul. Mieux encore : deux thèmes formels (l’ovale tronqué par un rectangle et l’éventail) se répètent dans chaque bande (dos du tricheur, buste de la servante, buste de la joueuse, habit de la victime ; manche du tricheur, coiffe de la servante, manche de la joueuse, manche de la victime).

Si nous prenons maintenant la largeur de ces bandes verticales et que nous la reportons sur les petits côtés du tableau, à partir du haut, nous pouvons tracer une horizontale de même largeur que les bandes verticales... et dans cet espace supérieur s'inscrivent les quatre visages ; si nous traçons ensuite une seconde bande horizontale, toujours de même largeur, sous la première, nous découvrirons que la limite inférieure de cette bande coincide exactement avec le bord de la table de jeu. Un agencement aussi réglé des personnages, selon un grillage de carrés et de rectangles de tailles diverses mais de proportions identiques, garantit une très grande symétrie de la toile, un ordre rigoureux, une harmonie paisible. Quel silence ! On n'entend même pas le froissement des cartes : et cette absence de trouble nous incite à contempler l'admirable minutie des détails, l'inouïe précision des mises magnifiques : on pourrrait compter les fils du plumeau de la servante, les cheveux du tricheur, les motifs de la chemise de la victime.

Quelle différence d'ambiance avec Les joueurs de cartes, exécuté par Paul Cézanne vers 1890 ! Deux ouvriers, artisans ou cochers, tapent le carton dans un bistrot. Les galurins avachis, les habits râpés, les chemises aux cols douteux, l’odeur âcre du tabac gris grésillant dans la pipe, laissent deviner une misère presque noire. Ici, pas de pièces d’or devant les joueurs : c’est à peine si l’on devine, dans la poche déformée et sans revers du fumeur, une bosselure blanchâtre évoquant la petite monnaie – la ferraille des pourboires. Même si les coloris employés sont très proches de ceux du Tricheur à l’as de carreau, ils n’ont pas du tout la même valeur. Chez La Tour, le brun, le prune, le beige, le rouge, le crème, le paille, le roux, évoquent le chaleureux éclairage à la bougie et au feu de cheminée, l'opulence des matières nobles, l'éclat des vins recherchés. Ici au contraire, ces mêmes teintes prennent la valeur atone de la peine, de la rouille, de la fatigue, de la couperose, de la maladie, de la crasse figurée par de discrètes touches vertes, des pardessus mille fois reprisés, bref, de l’usure, dans tous les sens du terme.

Cézanne ne cherche pas d’abord la précision ni la netteté. Les grands coups de brosse des habits et de la nappe rendent leurs taches, leur aspect élimé, mais aussi l’atmosphère enfumée. L’approximation volontaire, la nervosité du trait, croquent un moment banal, à la manière d’un instantané, dans un souci inverse à la pose léchée de La Tour. Comme chez Zola, contemporain de Cézanne, nous voici dans la réalité sociale la plus crue. Pas besoin de narrer des anecdotes, pas besoin de flécher le chemin au regard : l’instant, immédiat, fatal, implacable, livre une vérité qu’aucune composition, si harmonieuse soit-elle, ne pourra rendre. Moins prolixe, moins rigoureuse, la toile de Cézanne n’en est pas moins éloquente, ni moins tragique.

Contrairement à La Tour, Cézanne n’a pas construit son espace avant de peindre. En bon impressionniste, il n’a pas commencé sa toile en traçant au crayon des verticales et des horizontales régulières ; il n’a pas non plus suivi les règles de la perspective, s’efforçant de rendre la profondeur par la seule valeur des couleurs. La méthode réussit à merveille chez Monet, capable de reconstruire d’instinct une perspective. Cézanne est beaucoup moins heureux, en tous cas à ses débuts. Ses amis impressionnistes se gaussaient de ses ridicules fautes de proportions : la tête du joueur de gauche, petite boule juchée sur un corps trop grand assis sur une chaise trop basse, s’accorde pourtant avec les bras, graciles comme des pattes d’insectes ; ces bras, cette tête, sont placés beaucoup trop loin d’une table beaucoup trop petite par rapport au torse. Comparés l’un à l’autre, les joueurs semblent assis à deux tables différentes. Autre défaut grossier, la nappe semble s’envoler selon un mouvement impossible, à moins que la table ne soit pas droite, hypothèse que semble confirmer la bouteille de vin dissymétrique accusant quelques degrés d’angle avec la verticale. Cette bouteille, d’ailleurs, en raison des fautes de proportion précédentes, paraît flotter mystérieusement au-dessus de la table, ou bien avoir été amputée de quelques centimètres.

Alors, la question mérite d’être posée : qu’est-ce que le réalisme ? La Tour restitue sans doute beaucoup plus de détails que Cézanne : mais combien de séances de pose furent nécessaires ? Combien d'heures a duré la partie de cartes du Tricheur à l'as de carreau ? Le génie de La Tour parvient à nous faire oublier, par le naturel des attitudes, la théatralité de la toile ; mais enfin, cette image est-elle réaliste ? A-t-on jamais vu un tricheur réel s'épater de la sorte sur sa chaise et nous secouer ses cartes sous le nez ? Ne doit-on pas penser, avec les impressionnistes, que ces attitudes figées, cet espace reconstitué par la géométrie euclidienne, cette pose presque bavarde à force de nous flécher le parcours, produisent des toiles artificielles, exact contraire de la vie, du mouvement, de l'inattendu ? Le réalisme ne doit-il pas plutôt sacrifier les détails, ou même s'accomoder de
« fautes d'optique » pour mieux saisir sur le vif et en quelques coups de brosse une expression, une ambiance, un moment uniques ? Monet poussera cet exercice à son comble avec sa série de toiles de la cathédrale de Rouen (quelques-unes sont visibles ici), où il ne dispose, chaque fois, que de quelques minutes pour saisir la lumière particulière du moment.

En peinture, l'artiste se trouve immanquablement confronté à ce dilemme. Du fait même que peindre prend du temps, il semble nécessaire de forcer un compromis entre exactitude des détails et spontanéité de l’attitude. De quelque manière qu’on parvienne à ce compromis, il aura nécessairement d’écrasantes conséquences sur l’organisation de la matière picturale, et en particulier sur le dessin.

On serait alors peut-être tentés de résoudre le problème du réalisme en peinture par la photographie. Le caractère instantané du cliché permet de combiner un temps de pose quasi nul avec une richesse de détails inépuisable ; mais nous ne faisons que repousser le problème : les objets
« réellement » à trois dimensions se trouvent écrasés dans les deux dimensions du papier photographique - et l'impression de profondeur n'est jamais qu'une impression, un artifice, un jeu de trompe-l'oeil du même ordre que les règles géométriques de la perspective. Ce n'est rien d'autre qu'un « trucage ». Il n'est pas certain du tout qu'une image ressemblante soit jamais réaliste ; et il n'est pas certain non plus qu'une image réaliste soit ressemblante. Ainsi, la gravure d'écorché de Nicolas Beatrizet (illustration de L'anatomie du corps humain de Valverde, 1556, ci-dessous) est-elle sans doute très réaliste (et très utile) pour des médecins ; mais elle ne ressemble pas du tout aux hommes qu'on peut croiser dans la rue.

On voit le problème de cette imitation vertueuse qu'on peut donner comme modèle de l'art et de la technique : elle semble, sitôt qu'on s'y attelle, impossible à réussir.
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T
<br /> Beau tricheur !<br />
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