Sujet de dissertation philosophique proposé aux élèves de section S en DM le 6 octobre 2006
La formulation étonnante de la question explique que seules cinq copies sur trente l'ont traitée. Pourtant, elle était moins difficile qu'il n'y paraissait (à condition de mener une analyse précise du sujet) puisque les notes s'échelonnent de 6 à 11, avec une moyenne de 8, résultats satisfaisants pour un premier devoir.
1. Détermination du problème
1.1. Définitions
Définir "définir" paraît paradoxal. Pourtant, tous les dictionnaires sérieux s'y emploient (c'est même à la lecture de cet article qu'on juge la valeur du dictionnaire). Définir consiste à associer à un mot une formule précise indiquant les caractères essentiels du signifié du mot. Le cas échéant, la définition apportera des précisions linguistiques (elle signalera tel mot comme archaïque, tel mot comme relâché) ; mais en principe, elle se distingue de la notice encyclopédique en cela qu'elle ne fournit pas de description du signifié, ni dans ses propriétés, ni dans ses fonctions. La définition idéale compte exactement deux mots : le genre dans lequel la chose signifiée se range, et la spécificité qui permet, au sein de ce genre, de la distinguer de toutes les autres choses rangées dans ce même genre. Ainsi l'humain défini comme "zoôn logôn" : il appartient au genre "animal" (comme le lion, la mouche ou le moineau) ; et au sein de ce genre, il possède pour caractère spécifique (ce qui distingue l'espèce humaine de toutes les autres espèces animales) le discours articulé. L'humain peut également être bien d'autres choses (bon ou mauvais, intelligent ou sot etc.) mais "zoôn logôn" constitue, pour lui, une définition suffisante. Notons que la classification moderne des plantes et des animaux retient exactement cette méthode de définition (ainsi le loup se définit-il comme canis lupus : l'espèce lupine au sein du genre canin). Notons aussi que, contrairement à ce que prétendaient deux copies, il est parfaitement possible de définir un objet changeant (pour preuve : les définitions de "nuage", de "précipité" ou, tout simplement, de "changement").
"Définir librement" semble un oxymore : en toute rigueur, la définition s'appuyant sur les caractères spécifiques de la chose à définir, la réalité de ces caractère la contraint fortement, voire intégralement. Ne pourrait être "défini librement" qu'un objet imaginaire ou en tous cas inventé par l'esprit même en train de définir. Ainsi un mathématicien peut-il "définir librement" i comme √-1, ou un auteur de SF la matrice comme une réalité virtuelle. "Nous définir librement" semble donc sous-entendre que, par-delà nos caractères en tant qu'espèce zoologique, nous autres humains gardons à notre propre égard une part d'invention, ou d'imagination, que notre définition ne peut taire. Autrement dit : que nous possédons une spontanéïté, une authenticité, irréductibles. Les deux manières d'envisager l'adverbe "librement" ("sans contrainte" ou "spontanément") se rejoignent donc dans le libellé du sujet.
"Condamnés" ne s'entend ici évidemment pas au sens juridique : condamnés par qui ? pour quel méfait ? Il s'agit ici, tout simplement, d'une obligation impérieuse : "devons-nous" nous définir librement ? Attention ! ce point est capital... parce que, si l'on peut effectivement reformuler la question de la sorte, de manière moins équivoque, pourquoi le sujet emploie-t-il le tour équivoque ? Est-ce pour piéger le candidat ? Evidemment non. Est-ce uniquement pour intensifier l'affrontement entre l'obligation et la liberté ? Sans doute ; mais alors, la question relève en partie du jeu de mots, dans sa forme du moins...
1.2. Forme de la question
Raison pour laquelle la forme de la question méritait un examen extensif (comparer avec "Le langage est-il objet de science ?"). La formulation même de la question induit un désarroi presque stupéfiant. Le candidat ne doit surtout pas rester tétanisé devant une telle question mais doit aussitôt s'employer à cerner les causes de son désarroi aussi étroitement que possible pour voir clair dans le libellé, et éviter le hors sujet.
L'association "définir librement" paraît un oxymore ; mais nous avons déjà aplani cette difficulté en dévoilant un premier sous-entendu du sujet : il suggère que, en tant qu'humains, nous possédons une part de spontanéïté qui nous caractérise et dont notre propre définition doit, en toute rigueur, tenir compte (nous serions alors les seuls êtres jouissant de cette faculté de liberté dans notre propre définition).
Soyons nets : à première vue, cette liberté paraît préférable au cas inverse, c'est-à-dire celui où nous recevrions notre définition de l'extérieur. Qu'un grand auteur nous définisse comme "zoôn logôn", qu'un autre nous définisse comme "bon par nature", que telle religion nous définisse comme "animal pécheur", au-delà des contenus de ces diverses définitions, le résultat est toujours le même pour nous : nous voici résumés en quelques mots, encagés dans une formule réductrice ; alors que nous avons le sentiment d'être aussi autre chose, et "plus", bien plus, que cela.
La liberté dans notre propre définition paraît donc un "bien" ; mais le sujet sous-entend tout au contraire que cette liberté est un "mal", par la connotation négative associée au mot "condamné". Paradoxe frappant qu'on saisira peut-être mieux en reformulant magistralement le sujet, eu égard à nos réflexions jusqu'à ce point : "Notre spontanéïté caractéristique implique une "liberté de plume" dans notre propre définition, et c'est une catastrophe."
(Le libellé invitait à un rapprochement avec la formule de Sartre : "Nous sommes condamnés à être libres" ; mais le cours sur l'existentialisme n'ayant pas encore eu lieu au moment de la remise des DM, je n'en ai pas tenu compte dans la correction.)
Conclusion de cette analyse du sujet : la question ne demandait pas du tout si nous sommes susceptibles de nous définir librement ou si, tout au contraire, les déterminismes zoologiques et sociaux empêchent toute liberté. Elle postulait que, malgré ces déterminismes, nous conservons une part de liberté dans notre définition ; et elle demandait en fait si cette part de liberté doit s'envisager comme un bien ou comme un mal.
Autrement dit : le problème du déterminisme et de l'existence même de la liberté humaine devait être expédié dès l'introduction - sans doute même dès l'accroche. La copie gagnait beaucoup à attaquer sur le thème : "les déterminismes physiques, physiologiques et sociaux qui contraignent les humains ne rognent pourtant pas toute leur liberté."
1.3. Relations entre les termes
Ceci dûment noté, une dernière clarification s'imposait. Si effectivement nous sommes libres, et si cette liberté est un bien, alors il est bon d'y être "condamnés" ; mais si nous y sommes "condamnés" au sens fort (connoté négativement), alors cette liberté est-elle encore un bien ? et si nous y sommes "condamnés" au sens faible (simple obligation), alors sommes-nous encore libres ? On voit nettement que le libellé articule trois questions hiérarchisées, qu'il convient de traiter toutes trois, sous peine d'omettre une partie du sujet :
- pourquoi jouissons-nous vraiment d'une liberté dans notre propre définition ?
- cette liberté est-elle inéluctable ?
- si oui, doit-on la considérer comme un drame ?
Nota Bene : on ne saurait trop attirer l'attention sur l'analyse rigoureuse et extensive que le traitement correct de ce sujet exige. Il paraissait vraiment difficile de parvenir à ce niveau en moins d'une heure trente de réflexion intense ; mais un tel effort payait car il devenait alors très facile d'argumenter trois parties.
2. Réponse spontanée et réponse paradoxale justifiées
La réponse spontanée s'appuie sur l'affirmation d'une liberté constitutive de la condition humaine, en raison de son statut de "sujet".
La réponse paradoxale s'argumente de manière plus aisée encore : même si d'ordinaire contester la formulation du sujet s'avère une stratégie extrêmement dangereuse, dans ce cas particulier il était possible de montrer que les contradictions et les paradoxes internes de la question atteignent un tel degré qu'elle ne veut, rigoureusement, rien dire.
3. Argumentation de la thèse et de l'antithèse
3.1. Thèse : la liberté coïncide avec la conscience
Parce que la conscience humaine constitue une opération mentale distincte du processus organique de la sensation, elle nous autorise un regard critique sur ces sensations, donc un "temps de recul" par rapport à monde tel qu'il nous apparaît. "Temps" de recul propice à la décision éclairée sur la conduite à tenir. L'être conscient, le sujet, peut, par nature, retenir ses instincts donc leur échapper. Son activité dans le monde ne se résume pas à des réactions typiques selon les stimuli qui l'affectent : il est, par nature, et à la différence de tous les autres objets de l'univers, libre. Aussi cette liberté constitue-t-elle sa caractéristique majeure ; et toute définition de l'humain doit intégrer cette dimension de liberté.
Dans un sens, cette liberté est "plus" caractéristique de l'humain que le fait qu'il possède le langage articulé (voir la définition aristotélicienne du "zoôn logôn") ; mais dans un autre sens, cet antagonisme se résout assez facilement - parce qu'au fond, il s'agit de la même chose : s'il est le "zoôn logôn", alors l'humain est celui qui nomme et qui définit (telle est d'ailleurs la tâche que Dieu assigne à Adam, Gen., 2.19-20) ; mais dans ce cas, il est celui qui se définit par lui-même ; dès lors, il ne reçoit pas sa définition d'un autre que lui-même ; donc il se définit librement. Sur ce point, le recours à la célèbre formule de Sartre : "l'existence précède l'essence" consistait presque un passage obligé (proche hélas du lieu commun).
Pourtant, sitôt cette définition posée (l'humain est l'animal libre), surgit un problème évident. Dite, cette liberté est-elle autre chose qu'une formule creuse ? On aurait l'impression, à observer un tel humain se définissant lui-même, qu'il dirait quelque chose comme ceci : "Libre en tant que sujet, je constate que je suis libre et que cette liberté est ma caractéristique donc je suis libre et c'est pour cela que je dis que je suis libre et que cette liberté est ma caractéristique donc etc." Une liberté ainsi radotée paraît aussitôt lettre morte : il faut, pour qu'elle prenne sens, qu'elle s'exerce en actes - plutôt qu'elle ne se dise en paroles.
Dans ce cas, il s'avèrera sans doute plus pertinent de ne pas nommer la liberté elle-même dans notre définition, mais plutôt de renvoyer à nos actes en ouvrant cette définition par une formule assez différente : "Je suis tel (zoôn logôn, par exemple, mais à vrai dire, puisque je puis me définir librement, n'importe quelle définition pourrait, potentiellement, convenir) ET mes actes tendent à me faire devenir autre que je ne suis." Dès lors, à tout moment de mon existence, je sais que la première partie de la définition que je donne de moi-même est encore "en chantier", approchée, certes, mais toujours inexacte, toujours à réécrire dans une quête sans fin ; et, par analogie avec Sisyphe (voir le Mythe de Sisyphe de Camus), condamné à toujours reprendre la même tâche pour l'éternité, nous pouvons bien mieux comprendre le sens du terme "condamné", effectivement très à sa place ici. Nous sommes, bel et bien, condamnés - au sens fort - à nous définir librement.
3.2. Antithèse : la question telle qu'elle est formulée n'a aucun sens
Attention ! habituellement, cette stratégie de critique du sujet doit être soigneusement évitée ; mais ici, elle se trouve légitimée par la malice manifeste de la question.
On est vraiment en droit de se demander si la question n'est pas une plaisanterie. Non seulement "condamné à être libre" est évidemment une formule absurde, parce que autocontradictoire, mais encore parce que toute définition est, par nature, une "finition" ; or, s'il est vraiment libre, l'humain n'est justement pas fini ; plus précisément, s'il reste libre tout au long de sa vie, alors il lui reste toujours une marge de manoeuvre, une "porte de sortie". Si dure qu'ait été son existence, si horribles qu'aient été ses actes, on ne peut pas légitimement et défini-tivement le réduire à son passé : dans l'avenir, une "transfiguration", une "renaissance", est toujours possible. Par-delà tout vécu, il garde sa promesse. Jamais infini, mais toujours inachevé, l'humain ne peut se résumer à son seul passé : il s'ouvre sans cesse à l'avenir ; dès lors, une définition qui le clôturerait serait toujours fausse. Par sa conscience, l'humain est libre ; ergo il n'est pas fini ; ergo il n'est pas définissable ; ergo il n'est pas condamné.
Nous sommes ici en train de suggérer qu'une définition ne peut exister que pour un objet ; alors qu'un sujet, par nature, échappe à toute définition (même s'il n'échappe pas à toute description). S'il tente de se définir, il regarde son passé et se voit lui-même comme un objet ; mais ce faisant, il manque évidemment sa caractéristique fondamentale : son statut de sujet. Parce qu'il est conscient, il est toujours un peu au-delà de la définition qu'il donnera de lui-même - un peu "au-devant" de cette définition. En somme, l'humain réapparaîtra toujours là où l'on avait décrété qu'il n'était pas. (Thibaut suggérait cette idée lorsqu'il remarqua que, si l'humain reçoit sa définition de l'extérieur, alors il se ment à lui-même : ce point lui a valu un autocollant.)
Bien entendu, il s'ensuit un problème insoluble : si nous savons d'avance que la définition que nous allons donner d'un objet est fausse, alors primo la formule que nous allons proposer est-elle encore une définition ? Que pourrait bien vouloir dire une "définition approximative" ? Si elle est approximative, elle n'est pas stricto sensu une définition. Secundo, si elle n'est pas une définition, à quoi bon se casser la tête à essayer de la formuler ? Voilà un bel exemple de temps perdu. Plutôt que de gaspiller ses efforts dans un narcissime (voire un nombrilisme) stérile, mieux vaudrait les employer à d'autres questions plus pressantes (Thomas suggérait fortement cette idée - d'où un autocollant - lorsqu'il indiqua que, dans la mesure où nous ne sommes pas Dieu, nous sommes des sujets relatifs, donc que toute définition que nous donnerions de nous-mêmes s'avérerait parcellaire et biaisée, puisque subjective).
En résumé : si l'humain est effectivement libre, alors cette liberté ouvre nécessairement sa définition ; mais une définition ouverte n'est plus du tout une définition ; et dès lors, non seulement l'humain n'est pas "condamné à se définir librement", mais il n'est pas non plus "condamné à se définir", ni même "condamné" à quoi que ce soit. La question n'a donc rigoureusement aucun sens.
4. La synthèse
Le sujet autorisait en III plusieurs pistes de recherches assez différentes les unes des autres.
1) Il était d'abord possible, à la suite du II, de signaler que cette impossible définition de l'humain se présente certes comme un échec scientifique, mais aussi comme une victoire morale. Une définition de l'humanité, si extensive soit-elle, implique nécessairement des tentations redoutables : car bien entendu, si un individu ne remplit pas cette définition, alors il doit être considéré comme inhumain. Ainsi a-t-on considéré, pendant des siècles, les sourds-muets comme des animaux, puisque Aristote avait défini l'humain comme le "zoôn logôn". De même, lors de la découverte de l'Amérique, s'est posé la question de savoir si, dans la mesure où le Christ était venu sauver toute l'humanité et dans la mesure où les Amérindiens ignoraient le message évangélique, les tribus autochtones étaient bien humaines. Renoncer à définir l'humanité permet au contraire, d'un même souffle, de célébrer sa diversité irréductible. Coûteuse victoire, qui nécessita tant de massacres d'innocents pour enfin s'imposer. Nous ne sommes donc nullement "condamnés à nous définir librement" mais plutôt, l'esprit avivé par la Shoah et la destruction des juifs d'Europe au motif qu'ils n'étaient pas humains, refusons-nous désormais catégoriquement de définir l'humanité. Position courageuse et exigeante, pouvait-on conclure : car par cela, nous nous engageons à l'avenir à toujours accueillir autrui comme humain, si bizarre, si barbare ou si répugnant qu'il nous paraisse.
2) Toujours dans la perspective du II, on pouvait noter que, si nous sommes effectivement libres, alors nous sommes libres de ne pas nous définir (cette idée exprimée par Clément lui a valu un autocollant). En fait, telle est même la seule attitude cohérente ; mais alors, il faut aller jusqu'au bout du raisonnement. Si finalement nous sommes acculés à ne pas nous définir (puisque toute définition réduirait illégitimement notre liberté), alors paradoxalement nous pouvons poser une définition de l'humain : "être qui refuse de se définir" ; et dans ce sens, nous voilà bel et bien condamnés à cette définition ! Autrement dit, l'humain libre se soumet lui-même à la question (au sens fort) et se somme de se définir lui-même ; et dans le même mouvement, avec l'entêtement du juste torturé, il refuse toujours de répondre à cette injonction. L'humain apparaît alors comme l'être contradictoire au plus haut degré. Peut-être sommes-nous un paradoxe à nous tout seul (et à ce stade, on peut bien accepter comme correcte la formule "condamné à être libre"). La liberté, pouvait-on conclure, se présente alors comme une lutte permanente contre notre tentation de céder aux déterminismes et de nous pétrifier dans une définition. Jamais vraiment acquise, la liberté doit toujours se ressaisir ; et le rêve d'une réunification de l'individu, d'une réconciliation de l'individu avec lui-même, comme le visent les philosophies orientales notamment, doit s'analyser comme une capitulation inacceptable. L'humain n'est pleinement libre, pleinement conscient, pleinement vivant - pleinement lui-même, en somme - qu'en lutte contre ses tendances fossilisantes.
3) Une piste de recherche très différente pouvait remarquer que la position proposée en fin de II (refuser de se définir) n'apparaît pas pleinement acceptable pour une raison simple : si nous ne nous définissons pas nous-mêmes, l'expérience nous enseigne que les autres nous définiront à leur guise ; si bien que nous serons quand même condamnés à une définition. Du reste, si autrui nous définit d'une manière qui nous déplaît (s'il nous juge lâche, hypocrite ou méchant, par exemple), comment pouvons-nous le faire revenir sur cette qualification si nous n'avons pas nous-mêmes une définition de nous-mêmes, plus à notre goût ? Dès lors, si nous ne nous définissons pas, nous sommes condamnés à subir une définition venue d'autrui ; mais si nous nous définissons, c'est bien poussés par des contraintes sociales. Aussi faudrait-il tenir compte de cette dimension sociale de notre personne dans notre définition ; je ne puis me définir que passé au prisme d'autrui ; d'autrui, dans sa profonde (et probablement incommensurable) diversité ; et puisqu'il existe assurément des individus humains que je ne connais pas sur cette Terre, alors mon potentiel excède toujours ma personne "actuelle", dans mon cercle social actuel. Dans ce sens, je "suis" peut-être, au présent, "condamné à me définir librement" ; mais à ce même moment, je sais que je peux tenter de me soustraire à cette "condamnation", et de trouver ma "grâce", en nouant le contact avec un parfait inconnu. Si nous sommes condamnés à nous définir librement, pouvait-on conclure, il n'appartient qu'à nous de dépasser cette condamnation : aussi n'est-elle pas très grave. Nous pouvons nous en accomoder : ce n'est pas une vraie catastrophe.
4) Une dernière possibilité consistait à revenir sur le "premier Wittgenstein" et à montrer une profonde analogie entre la situation où nous nous trouvons en fin de II (l'impossible définition de nous-mêmes) et ce qu'il appelle "l'inexprimable" dans le Tractatus logico-philosophicus (6.522). On peut même, à la lumière de cette dissertation, bien mieux comprendre la portée de la dernière phrase du Tractatus : lorsque Wittgenstein nous enseigne qu'il faut bien, contraints et forcés, taire l'inexprimable, il nous place dans une position intolérable : car même si nous ne pouvons pas nous définir nous-mêmes, nous en sommes toujours tentés ; qui, en effet, peut se désintéresser de la question "Qui suis-je ?" ? Qui peut agir comme si cette question n'avait aucune importance ? Personne, bien entendu : car pour agir, encore faut-il connaître nos facultés d'action - donc déjà répondre partiellement à la question "Qui suis-je ?". Dans un sens, nous avons une disposition naturelle à chercher à transcender les limites du langage ; à pousser le langage dans ses retranchements pour chercher à exprimer, si inexactement que ce soit, qui nous sommes. Cette synthèse pouvait alors ouvrir sur une conclusion nuancée : il serait en effet très sage, comme le suggère Wittgenstein, de nous résoudre à taire l'inexprimable ; mais cette condamnation nous paraîtra certainement plus amère que de nous battre avec les mots - dans l'espoir, peut-être, d'un progrès de la langue ; aussi y a-t-il peut-être plus de sagesse encore à nous condamner effectivement à tenter de nous définir librement.