Bergson : le langage et la simplification du monde
18 Mars 2006
Rédigé par Jérôme Coudurier-Abaléa et publié depuis
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Sujet d’explication de texte proposé aux élèves de section S en DST le 21 octobre 2006
Quatre copies seulement ont examiné ce texte, qui ne présentait pourtant aucune difficulté majeure. Une connaissance correcte des cours sur la conscience et sur le langage suffisaient pour réussir. La note la plus médiocre – mais il s’agit d’un accident – se situe à 03 ; la meilleure à 11 ; deux copies atteignent la moyenne (alors que ces deux élèves étaient restés en dessous de 08 aux DM), et la moyenne s’élève à 08 : des trois sujets, c’est celui qui a été le mieux traité.
Expliquer le texte suivant :
Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous […]. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Bergson
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
1. Détermination du problème
1.1. Détermination du thème
Bergson expose dans ce texte comment le langage accentue l’écart entre la réalité du monde et la représentation que nous nous en faisons.
1.2. Définitions
Selon l’habitude de Bergson, le texte est rédigé dans un style limpide. Il ne présente pas de difficulté terminologique majeure. Néanmoins, il conviendra, dans le cours de la copie, de définir brièvement « langage », « conscience » ou « besoin », mais en principe, ces termes examinés dans le cours ne devraient pas poser de difficulté majeure.
1.3. Détermination de la thèse
L’extrait traite pour l’essentiel du problème du langage, notamment des noms communs, et de la vision du monde tronquée, réductrice, qu’ils véhiculent ; mais il ne faut pas perdre de vue le cadre dans lequel cette thèse de Bergson s’inscrit : le langage ne fait, indique-t-il, qu’accentuer un problème préexistant : la prédominance en nous de préoccupations utilitaires.
1.4. Détermination du problème
D’où nous vient cette impression que le langage échoue parfois à traduire nos pensées ou nos sentiments ? Question essentielle, puisque la valeur de la communication se trouve ici en question. Si nous parvenons à déterminer la cause de ces imprécisions apparentes, alors peut-être parviendrons-nous à les surmonter.
1.5. Plan du texte
Bergson situe d’abord le problème : le langage, loin d’avoir minimisé l’effet néfaste de la conscience, qui nous éloigne du monde, l’a au contraire accentué par le recours aux noms communs, par nature réducteurs.
Ensuite (à partir de « Et ce ne sont pas seulement… »), il transpose le problème au cas particulier de nos propres sentiments.
Enfin (à partir de « Ainsi, jusque dans notre propre individu… »), il montre l’étendue de l’illusion dans laquelle nous nous complaisons.
2. Explication
2.1. Première partie
« Nous ne voyons pas les choses mêmes », attaque Bergson : affirmation fondamentale, et même inaugurale, de la philosophie. Ce constat semble en effet s’imposer dès lors que nous entérinons la différence entre la stabilité des choses autour de nous et la variation presque infinie des sensations qu’elles nous procurent (voir ce cours). Il n’existait ici nulle difficulté, et, qu’on cite Russell, Sextus Empiricus, Descartes ou encore Platon, les auteurs de référence ne manquaient pas pour approfondir.
Bergson ajoute tout de même une précision : l’écart entre le monde et la représentation que nous nous en faisons, qui correspond exactement au problème de la subjectivité tel qu’il est exposé dans ce cours, ne consiste pas tant à fausser le réel qu’à le simplifier abusivement : « nous nous bornons […] à lire des étiquettes ». L’auteur ajoute qu’il s’agit là pour nous d’une « tendance issue du besoin », sous-entendu que cette simplification par la conscience favorise la satisfaction de nos besoins (manger, boire, dormir…) – autrement dit, que cette simplification constitue un atout pour la survie. Ce point méritait examen et explication, par exemple par le recours à Nietzsche (Gai Savoir, §111) ; mais sans citer cet auteur, il était quand même possible de signaler que, dans un contexte de lutte pour la survie, l’individu a intérêt à négliger les différences singulières qui peuvent exister entre tel ours et tel autre ours, ou entre telle pomme et telle autre pomme. Celui qui identifie plus vite les dangers les uns aux autres, ou les sources de nourriture les unes aux autres, donc qui simplifie le réel en négligeant les différences individuelles, semble effectivement mieux parti que celui qui au contraire distinguerait minutieusement les petits détails.
La conscience perçoit les choses grosso modo ; et cette inclination naturelle se trouve aggravée par le langage. Par définition, un nom commun désigne les propriétés que partagent plusieurs choses. « Vache » réfère à la forme générale d’une grosse bête placide pourvue de cornes, apte à produire du lait ; mais « vache » ne nous renseigne pas du tout sur la couleur ou la disposition des taches de Marguerite ou de Roussette, ni sur leur âge, leur vécu etc. Comprenons bien. Marguerite et Roussette sont toutes deux des vaches : le rapprochement entre elles se justifie pleinement car elles présentent de nombreux caractères communs ; mais Marguerite et Roussette, chacune de leur côté, sont aussi beaucoup plus que cela. Par exemple, Marguerite se brisa la jambe jadis : elle en garde une légère claudication, imperceptible pour nous, mais bien visible pour l’éleveur. Averti de ce détail, l’éleveur distingue sans peine Marguerite de Roussette ; mais nous, simples observateurs, ne voyons pas ce qui distingue Marguerite de Roussette : pour nous, elles sont seulement deux « vaches ».
Le recours au nom commun s’analyse donc bien comme une ignorance des détails – mieux, comme une cécité quant aux détails ; le langage, alors, entérine par l’usage des noms communs une simplification déjà opérée par la conscience. Il la renforce. Aussi aggrave-t-il notre écart avec le monde, en le réduisant à son aspect commun, habituel, banal, utilitaire, standard. La conscience, spontanément, désenchante le monde en supprimant les détails piquants, en érodant les particularités individuelles, et le langage amplifie ce mouvement.
2.2. Deuxième partie
Ce mouvement, si regrettable qu’il paraisse pour l’intelligence, peut cependant se justifier pour des raisons pratiques – en l’occurrence, la survie ; mais il existe un cas particulier à cette règle générale : nos propres sentiments.
De facto, explique Bergson, la conscience armée du langage traite nos sentiments comme n’importe quel autre objet : nous ne les ressentons que grossièrement, approximativement, et le langage les standardise ; mais un paradoxe surgit à ce stade : nous ne pouvons pas accepter de renoncer facilement à ces « mille nuances fugitives », à ces « mille résonances profondes », qui font de notre sentiment quelque chose « d’absolument nôtre » – justement parce qu’il s’agit de notre sentiment, et pas de celui d’autrui. Il paraît donc inévitable qu’en ce qui concerne nos propres sentiments, nous nous rebellions contre le langage, lequel tend à les réduire à des expériences ordinaires. Lorsque les amants se disent « Je t’aime », ils constatent du même coup la fadeur regrettable de cette phrase, qui tait les caractères spécifiques, extra-ordinaires, de la fusion entre leurs deux âmes singulières.
Particulièrement frappante dans le cas de l’amour ou de la haine, la même observation vaut pour tous les sentiments ; comment surmonter cette imprécision révoltante ? Nul autre moyen, pour cela, que de se familiariser intimement avec eux, de les contempler dans leur exactitude, dans leur finesse, dans leur spécificité – exactement comme notre éleveur, familiarisé avec Marguerite et Roussette, les distingue à coup sûr ; mais une telle familiarité avec nos propres sentiments exigerait que nous en fussions presque des experts : « Nous serions alors tous romanciers, tous poètes » résume Bergson.
Faute de temps (et aussi parce que nous ne sommes pas tous des Narcisses), nous ne nous consacrons pas tous à cette contemplation de nos états d’âme : alors nous voilà contraints, malgré nous, à toujours constater la violence de nos sentiments, et à toujours la considérer comme un mystère indicible, non seulement parce que nous ne sommes pas tous poètes, mais surtout parce que la conscience elle-même, avant tout recours au langage, résume déjà nos sentiments à leurs traits les plus grossiers et les plus frappants, à leur « déploiement extérieur », les amputant déjà des nuances particulières qui leur confèrent leur richesse, leur profondeur, leur singularité, leur – si l’on ose dire – saveur et leur sel. À y regarder de près, chacune de nos peurs, chacune de nos joies, chacune de nos colères, furent provoquées par des circonstances précises, spécifiques, irréductibles ; et telle peur ou telle colère que nous avons ressentie enfants ne ressemble que très imparfaitement à telles autres, ressenties en ce moment même.
Je regrette beaucoup qu’aucune copie n’ait fait état, à ce stade, du caractère approximatif du champ lexical des sentiments, que pourtant Bergson dénonce : « Le langage [n’]a pu noter une fois pour toutes [que l’aspect impersonnel de nos sentiments] parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. » Bien malin qui saurait déterminer avec une précision rigoureuse la différence entre la peur, l’angoisse, l’inquiétude, l’effroi, la phobie, l’alarme, la crainte, l’horreur, l’épouvante, la terreur, la panique, le vertige, le malaise, l’incertitude, le mauvais pressentiment, la sensation d’être pris au piège, l’imagination qui nous fait redouter les monstres cachés sous le lit etc.
Nous voilà donc condamnés à toujours regretter l’insuffisance du langage, et à nous amputer nous-mêmes de ce qui fait notre plus profonde originalité, notre personne, en recourant, à contrecœur, à ce langage impersonnel.
2.3. Troisième partie
Double drame de la condition humaine, double malheur inévitable, et double aliénation, produits par les mêmes causes : non seulement la conscience et le langage nous éloignent du monde, mais encore ils nous éloignent de nous-mêmes : « jusque dans notre propre individu, notre individualité nous échappe ». Sentence terrible ! Du fait même que nous recourons au langage pour désigner les choses, celles-ci se dérobent à nous.
Ainsi entrons-nous dans un monde linguistique, idéel, général, profondément distinct du réel toujours singulier. Il nous est en quelque sorte naturel, par notre tendance à la simplification, de devenir des êtres symboliques, des « zoôn logôn ».
Alors, Bergson rappelle la cause de ce processus, et jette soudain la lumière sur la paradoxe fondamental du texte : si nous nous éloignons ainsi du monde réel, c’est dans un souci d’action, c’est-à-dire d’intervention dans le monde. Parce qu’il veut imprimer sa marque sur les choses, parce qu’il se veut efficace, « l’homme d’action » simplifie le réel et, par là même, s’en coupe, en préférant aux « mille nuances fugitives » des choses des classes « claires et nettes », bien distinctes. On connaît les affirmations, passées en proverbes, de cette sorte de personnages : « il faut appeler un chat un chat » ; « si c’est une chose, ce n’est pas une autre » ; « je fais ce que je dis » ; « soyons clairs ». Gros bon sens qui se révèlent autant d’approximations aussi désolantes qu’aliénantes ; mais aussi, gros bon sens peut-être inévitables, car encore une fois, sans lui, notre espèce n’aurait peut-être pas pu satisfaire ses besoins, et n’aurait peut-être pas survécu.
Ajoutons que ces mêmes « hommes d’action » pragmatiques ont encore l’impudence de flétrir et de ridiculiser la contemplation, qu’ils considèrent comme une perte de temps. Les méditatifs leur semblent se complaire à la chicane, et à la paresse. « Il faut être réaliste ! » finissent-ils par s’exclamer pour clouer le bec aux philosophes, aux romanciers, aux poètes, aux êtres plus sensibles qu’eux ; et par cette même exclamation, ils se réfugient dans leur monde inexact, simplifié, symbolique, au plus profond de l’approximation, dans ce « réel » rêvassé, affadi, désenchanté, que l’action exige. Sottise incurable ou aveuglement rassurant ? Peut-être un peu des deux ; mais en même temps, ne convient-il pas, face à ces gens, de faire preuve de compassion ? car, banalisant monde, se dépersonnalisant eux-mêmes, ne construisent-ils pas, à leur insu, leur propre malheur ? Ne sont-ils pas, ces « efficaces imbéciles », plus à plaindre qu’à blâmer ?
Du reste, n’oublions pas que nous aussi, nous utilisons ce langage approximatif ; que nous aussi nous avons tendance à l’action ; que nous aussi nous nous réfugions volontiers dans les simplifications abusives et dans les solutions de facilité (et d’ailleurs, la distinction esquissée à l’instant entre « homme d’action » et « contemplatif » n’est-elle pas elle-même une simplification abusive ?).
Aussi l’auteur achève-t-il sur un constat quelque peu navrant, livré sur un ton teinté de regret : « nous vivons […] extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes » : et dans ce constat passe – mais c’est à peu près tout ce que peut se permettre Bergson – une subtile invitation à la découverte d’un monde, d’un moi et d’un langage plus authentiques : ceux de l’intériorité.