Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le Labyrinthe - souffle des temps.. Tamisier..

Souffle et épée des temps ; archange ; prophéte : samouraï en empereur : récit en genre et en nombre de soldats divin face à face avec leur histoire gagnant des points de vie ou visite dans des lieux saint par et avec l'art ... soit l'emblème nouvau de jésuraléme.

Désir, passions, amour - 7


III. L’amour, intermédiaire entre désir et passion

Révélateur d’un manque, le désir appelle une complétude : fini, l’humain connaît le manque. L’amour (eros) apparaît initialement comme un désir parmi d’autres ; mais sa nature, intimement liée à la conservation de l’espèce et à l’instinct de reproduction, l’élève au-dessus de tous les autres désirs, et le rapproche des passions. Dans le Banquet de Platon, Aristophane explique cette puissance de l'amour par un célèbre mythe dit "de l'androgyne" (189e-193a). Au début des temps, raconte le poète, les humains possédaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ils possédaient deux sexes, et ressemblaient, à tous points de vue, à des siamois attachés par le dos. Ces créatures fabuleuses, hélas, péchèrent par leur orgueil : elles prétendaient rivaliser avec les dieux. Aussi Zeus les frappa-t-il de sa foudre, les coupant toutes en deux. Depuis lors, chaque humain cherche, éperdument, sa moitié.

Ce n’est pas un hasard si l’amour fournit tant de matière à l’art ; et si Epicure accorde une grande place à l'amitié (philein) dans ses écrits, on s'étonne beaucoup de ne pas trouver l'amour au nombre des désirs nécessaires, tant il est vrai que, sans amour, la vie paraît s'affadir, perdre tout sens et, pire, toute valeur. Tous ceux et celles qui ont un jour essuyé un refus ou connu une rupture en ont fait l'amère expérience. Plus que de pain et d'eau, alors, nous avons besoin d'amour ; et ce besoin universel, cette soif cosmique d'affection, présente une portée si immense qu'il atteint le divin. Le christianisme le proclame : Dieu est amour ; Dieu n'est qu'amour ; et le but le plus noble de l'existence humaine consiste à accueillir toutes les créatures, bonnes ou mauvaises, belles ou laides, dans un même amour universel (agapê). Ces thèmes seront repris dans le cours sur la religion. Pour l'heure, concentrons-nous sur l'amour-eros, celui qui constitue le sujet du Banquet de Platon.


1) Une (re)connaissance mutuelle

D’abord, il convient de discerner l’amour proprement dit de la simple attirance physique ; de l’aventure ; de la volonté de puissance ; d’une volonté de statut social (voir aussi le cours sur autrui). L'amour authentique n'est pas intéressé : il se donne sans calcul de profit.

Hegel affirme que le désir le plus profond de chaque individu (de chaque "conscience de soi") vise à être reconnu par une autre conscience de soi que l'individu reconnaît comme telle (ci-contre, Seuls au monde, photographie de l'imagineur). Ce désir fondamental porte ainsi une double exigence. Primo, le sujet veut être reconnu. La terreur primale de se retrouver seul, la crainte d'être ignoré, non pas méprisé mais méconnu, de passer incognito parmi les autres sans leur laisser le moindre souvenir ni même la moindre impression, nous tourmente, nous autres animaux politiques, peut-être plus profondément que la crainte d'être haï. L'âme hurle : peu me chaut de paraître ange ou démon, ami ou ennemi, chef ou souffre-douleur, ou n'importe quoi d'autre, pourvu que je sois quelqu'un, bon sang ! Quelqu'un ! Secundo, le sujet veut être reconnu par un autre sujet - en particulier par un autre sujet libre de le reconnaître ou non. Raison pour laquelle, chez Hegel, le Maître, même reconnu comme tel par l'Esclave (c'est d'ailleurs ce qui le rend pleinement Maître), n'en tire pas de réelle satisfaction. Obliger autrui à tenir compte de nous par la violence, la menace ou la manipulation, fausse la valeur que nous pouvons accorder à cette reconnaissance, laquelle n'a de sens que dans la spontanéïté et dans l'authenticité. A première vue, rien là de bien terrible ; et cependant, ces exigences secrètent chacune des conséquences plus subtiles.

Lorsque, dans la première exigence, le sujet veut être quelqu'un, il se place d'emblée au-dessus des simples choses. Non seulement il veut exister dans l'esprit d'autrui, mais encore il veut exister en tant que personne. Primo Levi narre, au chapitre X de Si c'est un homme, sa terrifiante confrontation avec le regard du Dr Pannwitz, lequel ne voit qu'un corps (au sens chimique du terme) dans le déporté. Aspirer à la reconnaissance personnelle élève le niveau d'exigence : nous souhaitons atteindre une empathie avec l'autre qui excède de beaucoup la seule entente sensuelle. Une relation pleinement satisfaisante requiert une "accointance" émotionnelle, morale et intellectuelle - laquelle domine la relation amoureuse au point que, dans la communion des âmes, elle balaye toutes les questions de beauté corporelle. Handicapés, accidentés, défigurés, malades incurables, nul n'est exclu de la relation amoureuse (voir à ce sujet le bouleversant film de Dalton Trumbo Johnny got his gun). Ajoutons, puisqu’il s’agit de relations d’abord sentimentales, que l'amour peut naître en dépit d'écarts d'âge très importants, malgré des distances culturelles énormes, et au-delà de différences sociales radicales. Les clivages, les démarcations les plus radicaux, se laissent surmonter, dépasser, transcender par cette puissance apaisante, réconciliante, unifiante, purificatrice. Un beau proverbe marocain rappelle : "Lorsque les amants se tiennent par la main, le péché passe entre eux comme le sable du désert entre les doigts."

Ajoutons encore, puisque l'amour n'est pas d'abord une relation grossièrement physique ou bestialement reproductrice, qu'on peut évidemment s'éprendre d’un être du même sexe que le sien. Il est même possible, dans cette dominante sentimentale, de rencontrer des relations authentiquement amoureuses exemptes d'union charnelle : on les appelle "amours platoniques" (voir le 3 sur l'amour noble, ci-après), relations d'ailleurs très communes dont "l’amour filial" est l'exemple le plus courant. Terminons à ce sujet en complétant : ces amours filiales prouvent, à l'arrivée d'un nouveau-né dans la fraterie, qu'on peut aimer simultanément plusieurs personnes à la fois. Vos parents - du moins je vous le souhaite ! - vous aiment autant que vos frères et soeurs. Ni plus, ni moins, ni différemment : exactement autant, exactement de la même manière (il n'est donc nullement illusoire d'espérer atteindre l'amour universel de l'agapê).

Par ailleurs, la seconde exigence induit une autre conséquence. Dès lors que la liberté d'autrui donne, à nos yeux, sa valeur à la reconnaissance qu'il nous accorde, alors nous refusons de forcer cette reconnaissance d'autrui et nous renonçons aux effets de séduction, physique ou morale, auxquels nous pourrions avoir recours. Bien sûr, nous pouvons affabuler, mentir à autrui, et le séduire de la sorte ; mais dans quelle estime tiendrons-nous l'âme crédule qui se laisse prendre à ces tours ? Nous savons dès les prémices qu'une relation engagée sur ces bases faussées ne pourra pas s'avérer pleinement satisfaisante. Il s'agit donc de se désaffubler. Aussi curieux que cela puisse paraître, l'individu veut être reconnu pour ce qu'il est (faiblesses et vices compris), et non pas admiré tel qu'il se rêve.

A ce stade, une question gênante mérite d'être soulevée : si en effet nous voulons que l'autre reste libre de nous reconnaître ou non, alors nous lui accordons de facto une liberté d'interprétation qui autorise la méprise, l'erreur, la confusion et... l'incompréhension. Il est même certain que ce risque existe ; car si j'étais entièrement transparent à l'autre, eh bien, nous n'aurions pas grand-chose à nous dire ! La différence avec l'autre peut paraître un obstacle, mais il s'agit d'un obstacle fécond (voir à ce sujet le cours sur autrui), condition même de la poursuite de la relation. Les discussions passionnées qu'exige notre soif d'empathie intellectuelle supposent sans doute une communauté de goûts, mais sûrement pas une identité de vues, la plus stérile des ententes. L'amour demande une altérité radicale, une différence que nous surmonterons ensemble - au risque de l'incompréhension et de la brouille.

Et c'est là le miracle ! Le risque est énorme : cette conduite apparaît complètement déraisonnable. Nous savons les dangers auxquels nous nous exposons, à nous ouvrir à autrui en toute sincérité. Des expériences précédentes et malheureuses ont pu me convaincre de cacher mes sentiments, de me tenir sur mes gardes, de me méfier ; des personnes mal intentionnées, ensuite, ont pu prendre mon attitude pour de la morgue hautaine, et, avec un peu d’humour, un doigt de provocation, un soupçon de dureté, ils ont pu me mettre au défi d’accomplir certains actes ; par fierté, j’ai pu relever ces défis et essuyer des humiliations qui n’ont, évidemment, que renforcé mon armure… et soudain, te voilà, et l'armure tombe. Voilà que j'ose me montrer. Même si, par là, je m’expose à tes sarcasmes, à tes rebuffades, à une déception, à une rupture, le jeu en vaut la chandelle ; je m’avance à visage découvert, je m’élance avec bienveillance, avec confiance : me voici. C’est moi !

L’amour constitue, ainsi, une merveilleuse histoire : la reconnaissance immédiate (tout à coup, à l’instant où nous nous découvrons, survient une empathie spontanée) s'approfondit dans une connaissance réciproque (par la discussion, le temps passé ensemble, les anecdotes communes, les fous rires secrets, l’aventure de l’exploration charnelle), et culminant dans une co-naissance mutuelle : par l’amour, nous renaissons l’un par l’autre, l’un pour l’autre - car bien sûr, de nous être rencontrés, nous voilà bouleversés. La relation intime nous métamorphose. De cette intimité peuvent ensuite fleurir des sentiments plus subtils comme la tendresse, l’affection, la bonté, la gratitude, l'attachement, bref, la reconnaissance au sens sentimental du terme ; mais il faut encore souligner un point : la métamorphose réciproque des amants induit une persistance de l'altérité dans la relation amoureuse. Sitôt amoureux, je ne suis plus tout à fait celui dont tu es tombé-e amoureux-se. Ma moitié me reste étrangère malgré les fulgurantes communions où nous sommes, comme on dit, "complètement en phase". Et c'est tant mieux ! Parce que l'autre, si proche que nous nous approchions, me reste opaque, il garde son mystère fascinant, toujours encore à découvrir. Malgré notre complicité qui nous permet à l'occasion de nous comprendre sans un mot, nous ne nous serons jamais tout dit. Toute relation amoureuse, par ses reprises et ses élans alternés, est potentiellement éternelle, et les amants savent retomber amoureux l'un de l'autre, plusieurs fois.

On pourrait même affirmer que la surprise, l'imprévu et l’inattendu entrent pleinement dans l’amour sans quoi la relation se désagrège en réponses radotées, en rituels figés, en habitudes poussiéreuses, en banalité stéréotypée. L’amour résiste aux querelles, mais pas à l’ennui. Le rêve du robot érotique, ou du partenaire construit de toutes pièces, comme dans Pygmalion de G. B. Shaw (le texte intégral de la pièce est disponible en VO ici), se dissout toujours dans la morne grisaille du prévisible. Autre paradoxe, et second miracle : car en effet, j'ai pu me confectionner une foule de fantasmes chamarrés, archétypaux, depuis l’amante de cœur attentive et délicate jusqu’à la guerrière farouche et austère, depuis la beauté rayonnante, écrasante comme un soleil, jusqu’à la perle discrète et capiteuse – comme écrirait ironiquement Rimbaud : "Oh, là, là ! que d’amours splendides j’ai rêvées"... et voilà que la réalité dépasse la fiction. Tu n’es pas du tout comme je t’imaginais, et pourtant notre relation s'avère beaucoup plus féconde et palpitante que tout ce que j’ai espéré.


Suite du cours : la passion amoureuse.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article